L'art de ROUSSEAU
Extrait du document
«
Rousseau fut parmi les écrivains de son siècle un des plus attentifs à ordonner ses idées et à polir sa forme.
Il avoue, dans Les
Confessions, les difficultés qu'il éprouvait à composer et à écrire.
« Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés,
indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée.
» Mais son goût est sûr, son travail fécond; ses corrections sont
heureuses.
S'il cède parfois à la déclamation, à l'emphase, à l'effusion un peu molle et aux prestiges de la rhétorique, il
excelle généralement à adapter son art au caractère de son inspiration.
L'INSPIRATION DE ROUSSEAU
La passion domine l'oeuvre de Rousseau; mais tantôt il la contient pour établir une vérité abstraite, tantôt il la discipline
pour imposer un paradoxe, tantôt il la domine pour analyser un état ou raconter une scène, tantôt au contraire il l'épanche
dans un total abandon.
La réflexion logique.
Rousseau apparaît parfois comme un dialecticien qui moule implacablement sa pensée dans des
raisonnements en forme.
Ainsi, dans Le Contrat social, il analyse avec sobriété et netteté la nature du pacte; ou encore, il
étudie les rapports du gouvernement avec le pouvoir souverain dont il est l'agent.
Les Rêveries mêmes, dont le
mouvement général est assez nonchalant, contiennent, sur le mensonge, des pages très tendues.
Le mouvement polémique.
Souvent, il conduit sa démonstration en polémiste, avec le désir de combattre ou de détruire.
Toute
la seconde partie du Discours sur les Sciences et les Arts tend à établir, contre l'opinion généralement répandue, la
nécessité d'une liaison entre le progrès des lumières et la corruption des moeurs.
La Lettre à d'Alembert est presque tout
entière un réquisitoire méthodique contre le théâtre.
L'analyse psychologique.
Rousseau s'intéresse aux sentiments plus encore qu'aux idées; et il a étudié en psychologue lucide
ses propres états d'âme.
Il décrit dans les Rêveries les mouvements qui se sont succédé dans sa conscience au réveil d'un
évanouissement ou au cours de recherches botaniques; dans La Nouvelle Héloïse, il prête souvent à son héros ses propres
états d'âme.
L'imagination romanesque.
Il cultive le charme du récit et révèle, même en dehors de La Nouvelle Héloïse, ses dons de
romancier.
On a appelé son Émile, non sans justesse, un « roman de l'éducation »; et ses écrits autobiographiques offrent
souvent le genre d'intérêt qui s'attache aux romans.
L'épanchement lyrique.
Rousseau devient un vrai poète quand il s'abandonne à ses rêves.
Poétiques sont les élans d'amour
qu'il décrit chez Saint-Preux; les souvenirs sur Mme de Warens ou Mme d'Houdetot qu'il a fixés dans Les Confessions ou les
Rêveries; les effusions de quelques-unes de ses lettres.
Beaucoup de ses pages nous séduisent parce que nous y
trouvons la saveur particulière aux confidences.
LE STYLE DE ROUSSEAU
Rousseau est avant tout orateur, et son style est presque toujours périodique; mais son éloquence s'assouplit selon les
exigences de la pensée ou la nature du sentiment exprimé.
Rigueur.
Le dialecticien excelle à ramasser vigoureusement sa pensée en définitions (« J'appelle donc gouvernement
l'exercice légitime de la puissance exécutive ») ou en sentences (« L'étude d'un vieillard est d'apprendre à mourir »).
Son
style présente parfois une nudité et une froideur géométriques.
Véhémence.
Le ton s'échauffe souvent dans l'indignation du polémiste.
Ainsi Fabricius, dans le premier Discours, clame sa
douleur et sa honte devant les désordres de la nouvelle Rome : « Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous, les maîtres des
nations, vous vous êtes rendus esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus...
» Une discrète ironie donne parfois
plus de mordant à l'attaque : 4 , Quoi donc! Avant qu'il n'y eût des comédies, n'aimait-on point les gens de bien? Ne
haïssait-on point les méchants ? Et ces sentiments sont-ils plus faibles dans les lieux dépourvus de spectacles ? »
Pénétration.
Le style du psychologue est presque toujours d'une précision aiguë.
Ainsi Rousseau, au livre III des Confessions,
oppose sa « lenteur de penser » à sa « vivacité de sentir »; décrit dans les Rêveries ses impressions au réveil d'un
évanouissement : « Il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais »; ou
caractérise en formule une disposition d'âme : « La rêverie me délasse et m'amuse; la réflexion me fatigue et m'attriste.
»
Fraîcheur.
Le conteur parvient souvent à une simplicité charmante, qui parfois se nuance d'humour : ainsi dans les lettres de
Saint-Preux sur la vie à Clarens; dans tel récit des Confessions où est décrite la cueillette des cerises; dans la neuvième
promenade des Rêveries où est contée l'histoire des petites filles rencontrées au Bois de Boulogne et gentiment invitées à
faire tourner la roue du marchand d'oublies.
Poésie.
Enfin, le poète, bien qu'il écrive en prose, recourt pour épancher son coeur aux procédés mêmes de la poésie.
On relève
dans son oeuvre mainte exclamation lyrique, par exemple, dans les Rêveries, à propos de sa vie à l'île Saint-Pierre : « Que
ne peut-elle renaître encore! Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie...
», ou au souvenir de son amour
pour Mme de Warens : « Ah! si j'avais suffi à son coeur comme elle suffisait au mien, quels paisibles et délicieux jours nous
eussions coulés ensemble!...
», ou, dans l'Émile, le mouvement à la gloire de la conscience.
Parfois même, Rousseau met
dans ses périodes cadencées un nombre et une harmonie qui apparentent sa prose à un poème : « Mais, hélas, vois la
rapidité de cet astre qui jamais n'arrête.
Il vole, et le temps fuit, l'occasion s'échappe.
Ta beauté, ta beauté même aura
son terme.
Elle doit décliner et périr un jour comme une fleur qui tombe sans avoir été cueillie.
» Rousseau est, avec André
Chénier, le plus grand poète de son siècle..
»
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