La Fontaine : « Les Obsèques de la Lionne», Fables, VIII, 14 (1678)
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La Fontaine : « Les Obsèques de la Lionne», Fables, VIII, 14 (1678)
Les Obsèques de la Lionne.
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolations,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province1
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts2 y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna :
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit, à son exemple,
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître;
On dirait qu'un esprit anime mille corps :
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire,
Le Cerf ne pleura point; comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait : la Reine avait jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion;
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois
Tu ris ! tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ! venez, Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes3.»
Le Cerf reprit alors : «Sire, le temps de pleurs
Est passé; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue,
Et je l'ai d'abord reconnue.
«Ami, m'a-t-elle dit, garde4, que ce convoi,
«Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
«Aux Champs Elyséens5 j'ai goûté mille charmes,
«Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
«Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
«J'y prends plaisir.» A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : «Miracle ! Apothéose6 !»
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,
Ils goberont l'appât; vous serez leur ami.
1. son royaume
2. ses officiers
3. aux mânes de la reine: les mânes sont, dans la mythologie, les âmes des morts, élevées au rang de divinités auxquelles on peut faire des sacrifices.
4. prends garde que. . .
5. les Champs Elysées : séjour des bienheureux dans la mythologie grecque
6. passage d'un mortel au rang des dieux
Liens utiles
- Jean de la Fontaine, Fables, IX, 9, « L'Huître et les plaideurs », 1678.
- LE LION, LE LOUP ET LE RENARD - LA FONTAINE in Fables
- Pontus de TYARD (1521-1605) (Recueil : Douze fables de fleuves) - Épigramme de la fontaine de Narcisse
- Jean de LA FONTAINE (1621-1695) (Recueil : Les Fables) - Le Renard et la Cigogne
- Jean de LA FONTAINE (1621-1695) (Recueil : Les Fables) - Les Deux Mulets