Commentez et discutez cette affirmation de Montesquieu : « j'aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers »
Extrait du document
«
INTRODUCTION
« J'aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers ».
Voilà une affirmation surprenante
sous la plume de Montesquieu qui fut à la fois un érudit et un lettré à l'aube d'un siècle avide de connaissances ! Il
est intéressant de préciser la signification de cette formule paradoxale qui met sans doute beaucoup moins en cause
les résultats d'une authentique formation intellectuelle qu'une certaine catégorie d'«esprits savants».
I.
LA FORMULE DE MONTESQUIEU
Les paysans tiennent peu de place dans la littérature avant Montesquieu.
Lorsqu'ils y apparaissent, c'est le plus
souvent sous des dehors burlesques.
Ils sont stupides, de moeurs grossières, leur langage est cocasse dans les
farces médiévales comme Maître Pathelin ou dans les comédies du XVIIe siècle.
Madame de Sévigné les considérait
comme des êtres méprisables.
Les seules exceptions peut-être à cette peinture dépréciatrice sont les passages
pleins de générosité qu'Agrippa d'Aubigné consacre aux « simples paysans » dans ses Tragiques et le rapide tableau
ému que La Bruyère nous trace d'eux dans ses Caractères :
« L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout
brûlés de soleil...
»
Montesquieu attire particulièrement notre attention sur l'ignorance des paysans.
Il n'y avait pas d'école en effet
pour les enfants des familles paysannes au XVIIIe siècle et leur instruction se bornait à une éducation rudimentaire
par des parents eux-mêmes ignorants.
L'analphabétisme régnait presque absolument dans les campagnes et les
chances de « promotion sociale » étaient nulles.
Mais Montesquieu considère ce manque d'instruction comme un avantage.
Les notions apprises dans les écoles
faussent le jugement et plus on est savant, plus on a de chances de raisonner de travers.
N'est-ce pas le résultat
auquel était parvenu Maître Thubal Holopherne, le précepteur sophiste du jeune Gargantua ? Celui-ci, nous dit
Rabelais, était devenu « fou, niais, tout rêveux et rassoté » à force d'apprendre « par coeur et à rebours ».
Montaigne s'est élevé lui aussi dans ses Essais contre l'instruction des écoles : « On ne cesse de criailler à nos
oreilles comme qui verserait dans un entonnoir », et il conseillait à Diane de Foix de « tirer » de son fils « plutôt un
habile homme qu'un homme savant ».
Une éducation saine doit donc se limiter à l'expérience d'une vie simple.
La pratique d'un métier manuel, impliquant
des relations sans artifices avec autrui, semble forger plus sûrement le bon sens que les arcanes de la science.
C'est l'une des raisons qui entraîneront J.-J.
Rousseau à choisir pour son Emile le métier de menuisier, après l'avoir
rendu familier dans sa première enfance avec tous les travaux rustiques.
Plus qu'aucun autre état, celui de paysan invite à la réflexion et à la méditation, sources de sagesse.
Le contact
direct avec la nature enseigne les grandes vérités mieux que n'importe quel livre.
Le villageois Garo du Gland et la
Citrouille chez La Fontaine reçoit, seul sous son chêne, une admirable leçon de philosophie.
C'est devant le
spectacle de la nuit- qu'Emile apprend l'astronomie.
George Sand, au siècle suivant, vantera dans un roman comme
Les Maîtres Sonneurs la richesse d'âme des gens simples de la campagne.
Un jugement droit ne doit donc rien à l'instruction.
Descartes posait cette constatation en véritable principe au
début de son Discours de la Méthode : « La puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux qui est
proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes ».
II.
CRITIQUE DE CETTE CONCEPTION
Elle manque de réalisme Faut-il faire aussi rapidement confiance à notre bon sens naturel ?
Dans les faits le manque d'instruction s'accompagne le plus souvent d'un manque de jugement.
Les préjugés, les
superstitions et les généralisations hâtives trouvent un terrain d'expansion privilégié parmi les couches ignorantes
d'une population.
Balzac dans Le médecin de campagne nous montre les difficultés rencontrées par le docteur
Benassis pour lutter contre les préjugés d'une commune rurale.
Zola dans La Terre nous peint la bestialité des
hommes de la campagne.
Maupassant dans ses contes nous présente un tableau peu flatteur de l'âme des paysans
normands guidés dans leurs actes beaucoup plus par les courtes vues de la cupidité que par le bon sens.
C'est que la raison n'est jamais seule en nous.
Pascal a consacré maintes réflexions dans ses Pensées aux «
puissances trompeuses» qui l'accompagnent immanquablement.
L'imagination, la coutume, l'amour-propre sont
autant de principes d'erreur qui viennent fausser notre jugement.
Les passions et l'intérêt s'y ajoutent : « Plaisante
raison qu'un vent manie, et à tous sens ! »
Aussi est-il nécessaire de compléter l'expérience directe de la vie par une instruction méthodique et rigoureuse.
Les
détracteurs d'une formation purement livresque que nous citions plus haut ont été eux-mêmes de grands lecteurs.
Gargantua doit s'initier à toutes les sciences pratiquées de son temps et deviendra un érudit ; Montaigne insiste
dans son chapitre « De l'Institution des enfants» sur le rôle important du maître; Emile doit éveiller sa curiosité à
tous les phénomènes de la nature.
Une bonne formation intellectuelle obligera l'élève à s'imposer une discipline psychologique.
Elle sera un
apprentissage de la rigueur, de l'esprit critique et de l'objectivité, qualités sans lesquelles il est vain de parler de
raison.
Pierre Bayle, peu de temps avant Montesquieu, nous invitait dans ses Pensées sur la Comète à une vigilance
incessante à l'égard de l'esprit d'autorité et de la logique apparente :
« C'est raisonner pitoyablement que de conclure que deux choses sont l'effet l'une de l'autre de ce qu'elles se
suivent constamment l'une l'autre »..
»
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