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Alain et le sur-homme

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Cette idée du « Sur-Homme », qui est maintenant presque populaire, est puissante sur l'imagination. Si vous prêchez que les lois sont dans F intérêt des médiocres, et niveleuses, et endormeuses d'hommes, si vous prêchez que le plus clair devoir de chacun est de vivre toute sa vie et de développer tout son être, vous aurez un beau succès, surtout si vous parlez aux plus éveillés parmi les jeunes, qui piétinent comme des lions en cage. C'est pourquoi ce fou de Nietzsche a de beaux disciples, et inquiète un peu les pères de famille (...) Vivre toute sa vie. Développer toutes les puissances que Von sent en soi-même. Beau programme. Difficile programme. Ecartons les petits obstacles, les petites lois, les petits juges, tous ces imprudents pygmées qui nous grimpent aux jambes. Bon. Mais que vas-tu faire maintenant de ta liberté ? J'aperçois de plus grands obstacles, en toi-même. J'aperçois un peuple de désirs et de passions qu'il va falloir gouverner. L'amour est puissant. La soif est puissante. La colère est puissante. La tristesse, l'ennui, l'horreur de soi-même, sont de mauvais compagnons. Il faut vivre avec eux pourtant. Vous êtes tous ficelés dans le même sac à figure d'homme. Comment donc faire ? Tu ne vas pas céder à tout désir, nourrir toute passion, te permettre tout excès ? Si seulement tu t'enivres, voilà toute ta vie qui titube. Un beau héros, ma foi oui ! Mais non. Il faut de l'ordre à l'intérieur de moi. Il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme, et non un fou aux cent visages. Il faut que l'animal humain se tienne comme un dieu d'airain. Il faut que, dans le silence des passions et le sommeil des muscles, il puisse s'examiner lui-même, et toutes choses autour de lui. Il faut qu'il puisse peser son or et son cuivre, aussi attentif à son trésor qu'un vieil usurier. Et, en somme, le centre de la vie, c'est cette Raison Gouvernante, qui contient les désirs et les colères, et qui conduit sa soeur aveugle, la Crainte, à travers la nuit de toutes choses. Ce qui fait que notre Héros, s'il méprise la petite justice des fourmis, ne peut pourtant mépriser toute justice entre ses désirs, ni laisser le sceptre au premier Amour venu, ni à la première Terreur venue. Mais le voilà, au contraire, arbitre entre ses propres puissances, et cherchant des lois pour lui, qui le rendront, je le parie, juste, tempérant et doux, tel que le voulaient les lois que les pygmées, poussés par la peur peut-être, ont gravées sur le marbre et l'airain.

Alain, Les Propos d'Alain, Gallimard. INTRODUCTION Alain, professeur de philosophie, qui fut aussi journaliste (i868-1951), a été un « éveilleur » d'esprits et de consciences par l'exemple constant donné à ses lecteurs, ainsi qu'à ses élèves, d'une pensée rationnelle et libre qui se garde à la fois des préjugés et des modes éphémères. Ses remarques sur le sur-homme n'ont rien perdu de leur intérêt, ni de leur originalité : chaque génération a ses idoles, ses modèles supérieurs — ou qu'elle croit supérieurs — et les moyens modernes de diffusion et de propagande ont rendu ce fait social plus général encore. Il est plus nécessaire que jamais d'écouter la parole d'un sage, pour se garder des emballements et des passions souvent dangereuses.

« Cette idée du « Sur-Homme », qui est maintenant presque populaire, est puissante sur l'imagination.

Si vous prêchez que les lois sont dans F intérêt des médiocres, et niveleuses, et endormeuses d'hommes, si vous prêchez que le plus clair devoir de chacun est de vivre toute sa vie et de développer tout son être, vous aurez un beau succès, surtout si vous parlez aux plus éveillés parmi les jeunes, qui piétinent comme des lions en cage.

C'est pourquoi ce fou de Nietzsche a de beaux disciples, et inquiète un peu les pères de famille (...) Vivre toute sa vie.

Développer toutes les puissances que Von sent en soi-même.

Beau programme.

Difficile programme.

Ecartons les petits obstacles, les petites lois, les petits juges, tous ces imprudents pygmées qui nous grimpent aux jambes.

Bon.

Mais que vas-tu faire maintenant de ta liberté ? J'aperçois de plus grands obstacles, en toi-même.

J'aperçois un peuple de désirs et de passions qu'il va falloir gouverner. L'amour est puissant.

La soif est puissante.

La colère est puissante.

La tristesse, l'ennui, l'horreur de soi-même, sont de mauvais compagnons.

Il faut vivre avec eux pourtant.

Vous êtes tous ficelés dans le même sac à figure d'homme.

Comment donc faire ? Tu ne vas pas céder à tout désir, nourrir toute passion, te permettre tout excès ? Si seulement tu t'enivres, voilà toute ta vie qui titube.

Un beau héros, ma foi oui ! Mais non.

Il faut de l'ordre à l'intérieur de moi.

Il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme, et non un fou aux cent visages.

Il faut que l'animal humain se tienne comme un dieu d'airain.

Il faut que, dans le silence des passions et le sommeil des muscles, il puisse s'examiner lui-même, et toutes choses autour de lui.

Il faut qu'il puisse peser son or et son cuivre, aussi attentif à son trésor qu'un vieil usurier.

Et, en somme, le centre de la vie, c'est cette Raison Gouvernante, qui contient les désirs et les colères, et qui conduit sa sœur aveugle, la Crainte, à travers la nuit de toutes choses. Ce qui fait que notre Héros, s'il méprise la petite justice des fourmis, ne peut pourtant mépriser toute justice entre ses désirs, ni laisser le sceptre au premier Amour venu, ni à la première Terreur venue.

Mais le voilà, au contraire, arbitre entre ses propres puissances, et cherchant des lois pour lui, qui le rendront, je le parie, juste, tempérant et doux, tel que le voulaient les lois que les pygmées, poussés par la peur peut-être, ont gravées sur le marbre et l'airain. Alain, Les Propos d'Alain, Gallimard. INTRODUCTION Alain, professeur de philosophie, qui fut aussi journaliste (i868-1951), a été un « éveilleur » d'esprits et de consciences par l'exemple constant donné à ses lecteurs, ainsi qu'à ses élèves, d'une pensée rationnelle et libre qui se garde à la fois des préjugés et des modes éphémères. Ses remarques sur le sur-homme n'ont rien perdu de leur intérêt, ni de leur originalité : chaque génération a ses idoles, ses modèles supérieurs — ou qu'elle croit supérieurs — et les moyens modernes de diffusion et de propagande ont rendu ce fait social plus général encore.

Il est plus nécessaire que jamais d'écouter la parole d'un sage, pour se garder des emballements et des passions souvent dangereuses. I.

LE SÉDUISANT «SUR-HOMME» Cet idéal conforme au rêve de grandeur de Nietzsche, qui est aussi l'image (ou la caricature) du héros cornélien, plus volontaire en fait que vertueux ou encore le héros orgueilleux et solitaire des œuvres de Montherlant, incarne bien l'appétit de pouvoir, de force, de succès des adolescents, impatients d'agir, de posséder, de dominer. Les personnages principaux d'innombrables romans d'aventures, de romans et de films d'espionnage (James Bond !) en sont les incarnations grossières.

Dominer les autres par l'intelligence, la ruse, et surtout les qualités physiques, la force et l'adresse, être audessus des lois, des institutions, prendre pour règle ses propres désirs, aller jusqu'au bout de ses forces.

Quel programme ! L'orgueil est un trait inséparable de ce type de héros : pour le sur-homme, les médiocres, c'est-à-dire en fait tous les autres hommes, ne comptent pas, il appartient à la caste des forts, il appartient à la race des seigneurs ; de là à penser que les autres ne peuvent être que des esclaves, il n'y a pas loin. II.

LES LENDEMAINS DU «SUR-HOMME» Pour critiquer cette conception simpliste de la vie et de la société Alain se garde bien de lui opposer tout d'abord une argumentation logique : il s'agit d'une attitude plus passionnelle que raisonnable et l'expérience de la vie seule vient à bout des passions et des engouements.

Alain laisse donc le rêve de grandeur et de domination s'épanouir librement ; et il en étudie les phases. A quoi aboutit tout ce déchaînement, quel profit conquiert finalement toute cette volonté de puissance ! Prenons le cas le plus favorable : les petits obstacles ont été tournés ; notre héros est libre : mais que faire de cette liberté ? Pensons à cette fable apparemment burlesque, si sérieuse en fait, du tyran de Prévert qui, ayant tué tout le monde, n'a d'autre ressource pour finir, que de se tuer luimême (Le Sultan, Paroles).

De même le Caligula de Camus espère vainement réaliser l'irréalisable.

Le surhomme, malgré lui, ne cesse pas d'être un homme, et parfois même, un pauvre homme.

Nous sommes tous « dans le même sac à figure d'homme » suivant la belle et rude expression d'Alain.

Le plus fort des hommes n'est pas si fort que l'éléphant, que l'aigle ou que le tigre. III.

LA FAIBLESSE DU «SUR-HOMME» Il y a pire, au point de vue moral ; la satisfaction de tous les désirs ne peut aboutir qu'à un cercle vicieux : les désirs se détruisent eux-mêmes, nul ne peut posséder tout, ni boire à toutes les sources.

Qui plus est, la passion à laquelle on s'abandonne se détruit ellemême (« tu t'enivres et voilà toute la vie qui titube ») : dérisoire destinée du surhomme ! Le seul remède, c'est l'acceptation de l'ordre commun, acceptation bien plus méritoire, bien plus difficile que la liberté sans frein, mais bien plus profitable en fin de compte.

L'homme supérieur ne cherche pas à contenter tous ses désirs : il fait un choix, il effectue un contrôle, c'est dans ce choix personnel que réside la véritable liberté et non dans une anarchie passionnelle qui se détruit elle-même. CONCLUSION Le mouvement de pensée d'Alain dans cette page est vraiment exemplaire : contre les artifices d'un mythe fallacieux, d'un mot d'ordre séduisant et vain, il porte le témoignage d'un jugement sain et réaliste.

Il découvre que le sur-homme n'est souvent qu'un pauvre homme, que les valeurs solides, les libertés authentiques sont liées à la raison lucide, à la conscience modeste dont tout homme fait preuve à l'égard de lui-même.. »

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