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La Bryère (analyse de l'homme et de l'oeuvre)

Publié le 03/05/2022

Extrait du document

LES CARACTÈRES
Historique. — En racontant la vie de La Bruyère, nous avons montré dans quelles circonstances le livre des Caractères fut entrepris et comment la maison des Condés se trouva être pour lui un observatoire favo­rable. Son ouvrage, on peut le dire, se fit tout seul. « Ilavait pris plaisir à écrire les impressions qu'il rece­vait des hommes et des choses, notant une à une les réflexions que faisaient naître en lui la lecture qu’il venait d'achever, la conversation qu'il avait entendue la veille, l'impertinence dont il avait été la victime ou le témoin, et tout ce qui de près ou de loin attirait son attention (2). » La forme du livre légitime cette hypo­thèse : c'est le carnet d'un moraliste; et il doit s’accroître sans interruption », car ■ il n'y a point d'année que les folies des hommes ne puissent fournir un volume » (3).
Aussi. quand La Bruyère conçut le projet de publier ses réflexions, il n'hésita pas longtemps sur la marche à suivre. Il vit que- Descartes ne saurait être son modèle et qu'il n'avait point la matière d'une œuvre scientifique comme le Traité des passions. Il ne voulut point rivali­ser de «sublimité » avec Pascal qui, par la connaissance de l'âme, de ses nobles sentiments et de ses vices, avait
(t) Voir ce portrait T^Ùl&<ln, II, 34!.
(!) Kdiion Rébelliau, In^^^^^^rn, page ll.
(1)                                     (R^mUûu,          U). cherché à rendre les hommes plus chrétiens. Mais, lais­sant à son travail la forme première, il se contenta àe grouper ses observations sous quelques titres. Cela composa un petit volume, dont certains amis, après lec­ture, ne lui dirent pas beaucoup ,de bien. Et c'est pour­quoi La Bruyère ne mit point son nom sur la première page et jugea prudent de s'abriter sous l'autorité du philosophe grec Théophraste.
Lorsque les Caractères parurent, son œuvre person­nelle en constituait la troisième partie environ, et comprenait de nombreuses pensées, mais peu de por­traits. -Les craintes de l'auteur ne se trouvèrent point justifiées, car le succès fut éclatant. Chacun s'empressa de lire un ouvrage où il espérait charitablement relever des traits satiriques à l'adresse 'ltls adversaires ou de ses amis. La malignité avait commencé la réputation du livre; l'attrait d'une forme littéraire si heuve ne tarda point à la rendre définitive. Deux autres éditions furent publiées en 1688. Ce n'étaient, à peu de chose près, que des réimpressions. Mais les cinq qui'viurent ensuite, de 1689 à 1694, s'enrichirent de nouvelles réflexions et sur­tout de nouveaux portraits (i ).
Toutefois le succès n'allait point sans quelque scan­dale. Ceux qui se croyaient désignés criaient à _la médisance ou à la calomnie. Les attaques, tout d'abord restreintes et modérées, devinrent plus vives après le discours à l'Académie, et surtout dans l’article que le Mercure galant publia au lendemain de la séance. On condamnait la harangue : on en profita pour condam­ner les Caractères. Ce qui s'y trouve de « supportable », disait-on. a été fourni à l'auteur par « une femme de ses amies » ; son ouvrage « ne peut être appelé un livre que parce qu’il a une couverture et qu'il est relié comme les autres »; est-il rien, d'ailleurs, qui soit plus j
(i) Les trois premières éditions ne renfermaient que 420 pensées, caractères ou portraits. La quatrième en contient près de 770. La cinquième s accroît de l 50 mor­ceaux inédits ; la sixième et la septième, de 160; la huitième, de 40 (avec le discours de réception à l'Académie et la préface ûu discours), ce qui portait dans cette der- niera à 1 120 le nombre des morceaux faisant un tout distinct. facile que « de coudre ensemble quelques médisances de son prochain » et d'exploiter ainsi la malignité publique ?_... Si La Bruyère put tenir têle, il le dut à la protectiol des Condés et à ce fait que la cabale ne par- .vint point- à émouvoir le roi. Du reste, à côté des « croassements » de quelques « vieux corbeaux » (1), il put entendre de précieuses approbations, celles de Racine, de'-- Bussy-Rabutin et de Bossuet. Boileau, enfin, n'était-il point là pour soutenir une fois de plus la cause des belles-lettres et de là vérité?
Étude littéraire : l’ensemble du livre. — Vouloir faire une analyse du livre de La Bruyère serait entre­prendre une tâche impossible : on ne peut que fournir des indications générales sur les questions traitées dans chacune de ses parties.
Les Caractères se divisent en 16 chapitres. Le premier a pour litre Des ouvrages de l'esprit : c'est une série de jugements sur les belles-lettres, sur les différents genres et sur les principaux poètes ou prosateurs. Dans le second sur le Mérite personnel, La Bruyère, s'inspirant de ses propres déceptions, expose les difficultés qu'un homme de valeur éprouve à réussir et détermine en quoi consiste le vrai mérite. Le chapitre suivant est consacré aux Femmes, que le moraliste juge avec finesse et avec impartialité: elles sont, dit-il, « extrêmes, meilleures ou pires que lqs hommes ». Dans le quatrième chapitre, il parle du Cœur, de l'amitié et des différentes passions. Le chapitre sur la Société et la con­versation est une pénétrante description de ce qu'on appelle « le monde», de l'attitude qu'on y prend et du langage qu'on y tient. La Bruyère traite ensuite des Biens de fortune, mon­trant' avecCforce le prestige menteur et la:.. fragilité 'de la richesse, souvent acquise par la ruine d'autrui; il dénonce ' 1a vanité des riches et les pirateries des partisans ; il oppose à l'humilité du pauvre l'insolence orgueilleuse du parvenu. Le tableau de la Ville, contenu dans le chapitre VIL n'est point flatteur, car La Bruyère n'aime pas la ville, et les bourgeois excitent sa verve caustique avec leur sotte vanité. La Cour, ce « nouveau monde » où nous pénétrons ensuite avec lui, ue
(!) Preff'act du Discours (Rébelliau, page 515). vaut guère mieux : l'hypocrisie y domine et tout y est « spé­cieux ». Quant au chapitre IX sur les (Grands, c'est une satire cinglante de l'inintelligence et de. la durete' des nobles qui se croient supérieurs au peuple et ne sont pas meilleurs que lui.
En parlant du Souverain ou de la république, La Bruyère nous expose ses idées sur la politique et nous peint les gens qui s'en mêlent, pour aboutir à un panégyrique du roi de France. Dans le chapitre suivant, il s'occupe de l'Hom­me, à un point de vue plus général; il peint l'enfance, et nous montre, par un tableau déchirant de la misère des campa­gnards, l'homme ravalé au niveau de la bête. Les opinions des mortels d'ailleurs sont étranges autant que diverses, et pourtant ils s'intitulent animaux raisonnables : telle est la matière du chapitre des Jugements, qui se termine par une longue diatribe contre Guillaume d'Orange, opposé à Louis XI V. Une autre preuve de la petitesse et de la folie de notre espèce, ce sont ses manies de curiosité, c'est notre complaisance servile, en ce qui concerne le goût, la santé, la conscience morale ou religieuse, pour ces légères et frivoles circons­tances du temps qui constituent la Mode. Poursuivant ce cruel examen, dans le chapitre De quelques Usages, La Bruyère passe en revue les coutumes irrationnelles auxquelles on s'attache, tandis que d'autres, approuvées par la raison, restent abandonnées ou proscrites. Mais« La Bruyère avait à cœur, dit Sainte-Beuve, de terminer par ce qu'il y a de plus élevé dans la société comme dans l'homme, la Religion. Le chapitre De la Chaire, l'avant-dernier du livre, bien qu'essen- tiellement littéraire et relevant surtout de la rhétorique, achemine pourtant, par la nature même du sujet, au dernier chapitre tout religieux, intitulé Des Esprits forts, et celui-ci, trop poussé et trop développé pour devoir être considéré comme une simple précaution, termine l'œuvre par une espèce de traité à peu près complet de philosophie spiritua­liste. Cette fin est beaucoup plus suivie et d'un plus rigoureux enchaînement que le reste. On peut dire que ce dernier cha­pitre tranche de ton et d'aspect avec tous les autres : c'est une réfutation en règle de l'incrédulité ».
Mais lorsqu'on a jeté un coup d'œil sur le livre, une question se pose. Y a-t-il un plan et une unité réelle de composition? La Bruyère lui-même, en i688, avouait que son œuvre se développait « sans beaucoup de méthode ».
...
En 1694, il répondait au contraire par l'affirmative et traçait en ces termes le plan des Caractères :
« ... De seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui, s’attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les attachements humains, ne tendent qu’à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord et qui éteignent ensuite, dans tous les hommes, la connaissance de Dieu... ; ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu ; où les preuves dv Dieu, une partie du moins de celles que les faibles hommes sont capables de rece­voir dans leur esprit, sont apportées ; où la providence de Dieu est défendue contre l'insulte et les plaintes des libertins (1 ). •
De ces déclarations, c’est la première qu'il faut rete­nir. La seconde, en effet, fut inspirée à l’auteur par le besoin de repousser les attaques qu'on dirigeait contre la composition de l'ouvrage et contre ses propres opi­nions. Quoique les idées proprementreligieuses tiennent peu de place dans les Caractères, jusqu’au chapitre Des Esprits forts, La Bruyère s'attribue ici « un dessein d’apologétique orthodoxe et d’édificationchrétienne » (2). Comme on l'a fort bien dit, « on voit malaisément en quoi les boutades contre l'opéra et le Mercure qalant, ou le portrait de Ménalque, ou l’histoire d’Emire et de Zénobie, ou le tableau du métier de diplomate sont des acheminements à la connaissance' de Dieu, à l'idée du salut, ou à la conversion. des pécheurs » (3). Au reste, la meilleure preuve de l'absence de plan, c'est que des pensées ont pu, d'une édition à la suivante, passer, sans inconvénient, d’un chapitre à un autre. Pouvait-il en être différemment, étant donné le mode de composition de l'ouvrage?
Le moraliste et le philosophe. — Il manque donc à l'œuvre de La Bruyère l'unité du dessein, et c'est là ce
(^'Préface du l)ùcours, page 517. — Drfns la Préface des Caractères, il parie aussi de « l'ordre dea chapitres et d'une certaine suite insensible des réflexions qui les composent page 21.
(2) Edition Rébelliau, page XXXIII. Cf. Préface du Discours, page 518, touten haut.
(i)            Rébelli&u, page qui le distingue de Montaigne, de Pascal, de La Rochefou­cauld. Sans doute'« ceux-ci n’ont point donné de formules abstraites; et cependant ils ont une manière originale de juger la vie... ils présentent chacun un ;orps d'idées liées et précises sur la fin de l'homme... La Bruyère, au contraire, tente mille sentiers et ne fraye aucune route » (1). Tout en se proposant de moraliser, il ne veut être qu'un observateur. Il se « renferme dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères ». Son ouvrage « ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes et en l'examinant indifféremment sans beaucoup de méthode et selon que les divers cha­pitres y conduisent, par les âges, les sexes et les condi­tions, et par les vices, les faibles et le ridicule qui y sont attachés » (2). Les moyens qu'il emploiera seront variés. Il ne procéderapointuniquement par des maximes brèves comme des oracles, mais ses remarques seront plus ou moins étendues. Ce seront des sentences, des raisonne­ments, des métaphores, des parallèles ou de simples com­paraisons. Ailleurs il expliquera sa pensée « par un fait tout entier », c'est-à-dire par un récit, ou bien par un seul trait, c'est-à-dire par une description et une pein­ture (3). Tel est le caractère de son œuvre de moraliste. Il n'est pas. un philosophe, au sens précis du mot, et il n'a pas de système. Chez lui. nulle métaphysique trans­cendante; nul parti pris psychologique. ' Il laisse son livre se faire au hasard des expériences el se contente de classer ses observations.
Ce n'est point à dire toutefois que la sagacité de La Bruyère soit à dédaigner. Quoiqu'on l'ait sévère­ment jugé sous ce rapport, son mérite de psychologue est intimement lié à son talent de peintre des mœurs. La variété complexe des sentiments humains a trouvé peu d'observateurs plus habiles à la démêler et surtout à la reconstituer en l'ordonnant. Il sait voir comment
(!) Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire, paire W.
(2) Discours sur Théophraste, pages 2, 4 et 16.
des Gara.:Uru. une même situation peut inspirer des dispositions d'es­prit, tout opposées en apparence, mais qui dérivent d'un sentiment unique (1). Il sait discerner et rendre sensibles toutes les nuances (2). La finesse de son obser­vation s'affirme quand il parle des enfants, et le seul fait d'avoir songé à analyser leur âme prouve en lui la curiosité psychologique (3).
Mais où se révèle le mieux la valeur de La Bruyère comme’psychologue et comme moraliste, c'est dans les passages où il étudie la noblesse de son temps et tire de cette étude c&rtaines conclusions. Rien n'arrête son investigation. Toute la puissance des grands, selon lui, ne leur vient que de la « prévention aveugle » du peuple et de son « entêtement» à les admirer. Les grands ont quelquefois l'occasion de nous faire du bien; « ils en ont rarement la volonté ». Il semble même qu'il entre dans leurs plaisirs un peu de celui d'incommoder les autres (4); car ils méprisent ceux qui ne sont pas nobles et ils trouvent que c’est déjà trop d'avoir en commun avec eux une même religion et un même Dieu (5).
Les grands ne sont pas seulement orgueilleux et mal­faisants, ils sont encore inintelligents et paresseux. Ce sont « des âmes oisives» qui « se gouvernent par senti­ment ». Incapables de réflexion et de travail, ils se détournent des affaires publiques et laissent prendre leur place auprès du prince par des citoyens sages et instruits qu'ils méprisaient (6). Incapables de conserver à leur profit l'avantage de la situation acquise et d'être autre chose que de riches façades, ils ne savent même pas reconnaître le mérite d'autrui. Ils « se croient seuls parfaits » et admettent difficilement chez les gens du peuple« la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse ». Cependant, à bien regarder les choses, ils ont « des
(1)  Ed. Rébelliau, IV, 119. N'a-t-il point dit, par exemple, que « le cœur seul con­cilie les choses contraires et admet les incompatibles »?
(2)   Ibid., IX, 249-250 ; XI, 3iHi9.
(3)   ibid., XI, 307-310.
(4)   Ibid., IX, 236, 237, 244, 247, 257.
(5)   Ibid., IX, 242, 244.
(6) Ibid., IX, 245; u Pendant que les grands uégligent,etc. ». subalternes qui les égalent par le cœur et l'esprit » et qui les surpassent la plupart du temps (1). Us na diffèrent du simple soldat que par le bruit qu'on fait autour de leur mort : on parle du grand dans la Gazette; on oublie l'héroïque soldat, s'il est roturier. Ils ne diffèrent, enfin, du dernierdesartisans, qui s'enivre, que par la qualité de la boisson : on est noble', 'parce qu'on se grise avec du vin de Champagne et non avec du vin de Suresnes (2). Bien mince avantage en vérité 1 Aussi, bien que les gens du peuple soient ingrats à l'égard de leurs bienfaiteurs et se jalousent entre eux, le moraliste les préfère de beaucoup aux grands. « Faut-il opter? dit-il. Je ne balance pas, je veux être peuple » (3). Et cette phrase dut charmer plus tard le cœur de Jean- Jacques Rousseau.
Cependant la hardiesse des jugements moraux de La Bruyère ne s'arrête point là. Il a bien écrit « qu'un homme né chrétien et français se trouve contraint dans la satire ». Mais ses réflexions sur les sujets politiques ne manquent pas de liberté (4): et il ose s'attaquer à certaines classes de l'ancien régime, plus redoutables encore que la caste des grands, avec une franchise étrangement courageuse. Foncièrement religieux, il blâme chez trop de membres du clergé contemporain, l'oubli de leurs devoirs, un malheureux amour de l'argent et une tendance fâcheuse à se prosterner devant les parvenus de la Finance (5). Il stigmatise l'ignorance des magistrats, leur cupidité honteuse, leur manque absolu d’humanité, leur empres­sement à rendre non point des arrêts, mais des ser-
(1)  IX, 237. Cf. 243 : « Il y en a de tels... »; 238 : « Je ne sais, diri«?.-vous.„ ; 239 : " Les grands dédaignent... »
(2)   IX, 242, 243, 246, 25i.
(3)   IX, 246.
(4)  Par exemple, c. X, premier paragraphe ; 261 : « Il n’y a point de patrie dans le despotique n ; 262 : « Il y a de certains maux... » ; 263, la condamnation de la guerre ; 280-281, les devoirs réciproques du prince et des sujets : le prince n’est que « le dépositaire des lois n et dire « qu’il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte, ni discussion, c’est le langage de la flat* terie », etç.
(6) VI, 167-158 (portraits do Sosie et d'Arfure) ; XIV, 425 à 430,
Lievrault. — Auteurs français. vices (i). Enfin, il cingle avec ' des lanières solides les partisans, les fermiers généraux, les financiers de tout poil, '.lt il n'hésite point à les désigner au courroux des honnêtes gens. Suivons-le << dans les cuisines où se fabriquent les grandes fortunes de son temps». « Quelle saleté » et « quel dégoût» I « quels efforts « et « quelle violence » 1 Donc n'allons pas approfondir la fortune des « partisans » (2) 1 Les monceaux d'or qu'ils possèdent ont été acquis par les concussions, par l'abus qu'ils ont fait de leurs pouvoirs, par la ruine de plusieurs familles (3). Et nous serions bien sots d'envier à cette sorte de gens lèurs richesses : « Ils les ont à titre oné­reux et qui ne nous accommoderait point ; ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir; cela est trop cher et il n'y a rien à gagner à un tel marché (4) ».
A côté de ces richesses malhonnêtes, « il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ». Pour ne pas les voir avec tristesse, il faut une « dureté de com- plexion », soit naturelle, soit de « condition ou d'é­tat» (5). Au sortir d'un long dîner, celui-ci « signe un ordre qui ôterait le pain à toute une province... Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir de 1aim? » Pendant que cet autre, « si frais, si fleuri et d'une si, belle santé », jouit de cent vingt mille livres de rente, cent vingt familles indigentes « ne se chauffent point pendant l'hiver », « n'ont point d'habits pour se couvrir » et souvent même« manquent de pain » (6). Est- il besoin de citer en outre le morceau si connu sur la misère des paysans? C'est une de ces pages généreuses qui sont gravées dans toutes les mémoires (7).
(!) XIV, 435-439. Citons notamment; « Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde un procès».
(2)   VI, 160.                                                                      ‘         '
(3)   VI, 157 et 158, les po^raits de Crésus, de Sosie, de Champagne.
(4)  VI, 156. Cf. 170: « 11 y a des dmes sales, pitries de batte et dordure, éprises du gain et de l'intérêt... »; et 162, le portrait d* Ergaste.
(5)   VI, 163 et 167.
(6)    VI, 158 (portrait de Champagne) ; 161, 167.
(7)    XI, 33! ; « L'on voit de certains animaux farouches... •
Par ces traits et par quelques autres semblables, La Bruyère est déjà un homme du xvm8 siècle, et il s'é­tonne de choses que ses contemporains ..trouvent natu­relles. Sans doute, il serait absurde de voir en lui un révolutionnaire. 11 ne cesse pas d’être moraliste, mais, « c'est toujours la morale qui commence la ruine des institutions » (1). Par-dessus tout, c'est un homme de cœur que l'injustice des uns et le malheur des autres touchent vivement. Il pense « qu'il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères » ; et c'est bien à lui que s'applique cette magnifique pensée de son livre :« Une grande âme est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la douleur, de la moquerie : elle serait invulnérable, si elle ne souffrait par la compassion (2). »
Le peintre de portraits. —« Je rends au public ce qu'il m'a prêté, écrivait La Bruyère dans sa préface. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d'après nature... » Les Caractères sont donc un livre de portraits ; et, quels que soient les mérites du moraliste, ils nous paraissent inférieurs à ceux du peintre (3).
Si l'on en croyait l'auteur, il aurait fait exclusivement des peintures de caractères au sens leplus strict de ce mot. Mais alors aurait-il été vraiment un peintre? Certes non ! et il se trouva naturellement conduit à donner une grande importance aux actions et aux signes visibles par les­quels les personnages traduisent au dehors leur carac­tère. Il les fit donc vivre et parler devant nous. La mé­thode est ainsi renversée et va de l'extérieur à l'intérieur, du physique au moral. En veut-onquelqueexemple? Giton, le riche a« la démarche ferme et délibérée »; il« déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin et il éternue fort haut »; « il ronfle en com­pagnie»; il coupe sans cesse la parole à ceux qui l'entre­tiennent. Ne voilà-t-il point les symptômes de cette
(1) Paul Jauet, Us Passions et les Caractères dans la littérature du dœ- septième siècle, page 206 (Calmann-Lévy).
(1) XI, 31*.
(3) Su les ^r^aito eu xw’                notre b^^^ue : -Mcucimes et Pûrtraüs. grossièreté orgueilleuse qui est le défaut capital des parvenus (i)? Et l’écrivain, au lieu de définir d'une façon -/abstraite, ne met-il pas le caractère"'en action? Lopposition frappante de deux attitudes lui sert encore à noter la différence de deux âmes ou à suggérer une vérité morale. Le portrait de Phédon le pauvre contraste avec celui de Giton. Entre le pessimiste Démophile, qui voit déjà l'ennemi « dans le cœur du royaume », et l’op­timiste Basilide, rédigeant à l'avance « les inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la ville capitale un jour d'entrée », Je philosophe suggère la nécessité d'une vision plus nette et plus froide des évé­nements (2).
Mais là ne se bornent pas ses procédés : il sait aussi reconstituer dans son ensemble le fait qu'il a observé et ordonner les circonstances de telle façon que le tableau devient un roman en miniature. Tantôt il jette de simples esquisses : par exemple l’histoire de Zénobie se ruinant pour bâtir et meubler un palais dont un pâtre enrichi deviendra l'acquéreur. Tantôt comme l'histoire d'Émire, c’est tout un petit roman plein de finesse, de grâce et d'intérêt (3). Ailleurs enfin la peinture prend la forme d'une véritable comédie et le moraliste lait dialoguer ses acteurs. Rien n’est plus vivant que la scène des cha­noines se disputant « à qui ne louera point Dieu (4) » ; et c'est encore une scène de comédie très simple et d'une ironie très douce que la conversation d'Irène, la malade imaginaire, avec Esculape, le dieu moqueur (5). Par­fois La Bruyère lui-même adresse la parole à ses per­sonnages. Ici, c'est aux admirateurs de Philémon qui a de si beaux habits : « Envoyez-moi les habits et les bi­joux de Philémon: je vous quitte de la personne. » Là, c'est au bel Acis, le diseur de phébus : << Que dites- vous?... Comment?... Je n'y suis pas : vous plairait-il de recommencer?... J'y suis encore moins. Je devine enfin :
(!) VI, page 179 ;XI, 328 (Gnathon), etc.
(!) X, p^agfl 264-268.
(3)   VI, page 177 et III, 105-107.
(4)   XIV, 429.
6') II, 30—305. Cl. V, 141-152 (NiHndre et Elùe) et 1, 30 et H. vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid; que ne disiez- vous : il fait froid (1)? » Et toujours ainsi le dialogue nous fait apercevoir ce qu'est l'homme en lui-même ou nous enseigne la conduite qu'il faut tenir dans telle circon­stance de la vie.
Mais un portrait ne peut être une œuvre de fantaisie; et La Bruyère déclarait qu'il avait travaillé d'après nature. C'était bien ainsi que les contemporains l'enten­daient. « Voilà, disait M. de Malézieux, de quoi vous faire beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. » Encouragé en quelque sorte par La Bruyère', on chercha les originaux des portraits. Les uns s'y reconnurent; le plus grand nombre y reconnut son prochain, Chacun nota en marge- le nom de la personne qui lui semblait avoir servi de modèle. Puis on dressa des listes, auxquelles on donna le nom de Clefs et qui circulèrent dans les salons (2). Ceux dont les noms étaient cités se fâchèr.ent, et La Bruyère fat accusé d'avoir composé lui-même ces catalogues de sa galerie de portraits.
Tout d'abord, ce reproche le laissa indifférent (3) ; mais bientôt il dut se défendre. Il le fit dans la préface de son Discours et dans les additions qui grossissaient régulièrement celle des Caractères. Son intention, dit-il, n’a pas été de composer une satire, et encore moins une satire personnelle (4). Il s'élève d'un ton indigné « contre toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure » (5). 11. proteste contre les « fusses clefs »,

« LA BRUYÈRE (i645-1696) LES CARA(Xl'ÈRES Notice biographique. LEs CAnACTÈRES.

- Historique.

- Élude littéraire : l'ensemble du livre.

- Le moraliste et le philosophe.

- Le peintre de portraits. - L'écrivain. Notice biographique (1).

- En 1685, on pouvait voir rôder dans les salons de Chantilly, les soirs de réception, un personnage modeste, auquel la plupart des nobles invités ne semblaient point attribuer une grande importance.

Il observait d'un œil attentif le manège de� seigneurs orgueilleux et des dames coquettes ; il prêtait l'oreille, sans en avoir l'air, à leurs propos; et, de temps en temps, il ile retii:,ait à l'écart pour griffonner sans doute sur son carnet quelque note.

Puis il remontait vers la chambrette du philosophe qu'il nous a vantée dans certaines pages (2), et il mettait au net le résultat de ses observations.

Cet homme était Monsieur Jean de La Bruyère, précepteur de Mgr le duc de Bourbon. Issu d'une bonne famille bourgeoise, il était né à Paris, le i 7 août 1645 (3).

Élevé chez les Oratoriens, il passa sa thèse (i) Consulter sur La Bruyère : Walckenaër, Etudes et remarq;,es sur La Bruyère et son livre; Taine, JVouveaux Essais de critique et d'histoire; Four­ nier, La Comédie de La Bruyère; Pellisson, La Bruyère (Lecène et Oudin) ; Morillot, La B,·uyère (Hachette), Allaire, La Bruyère dans la maison de Condé; René Doumic, Histoire de la Littérature française et L.

Levrault, Maximes et Portraits 1P.

Mellottée, éditeur).

- Nous renvoyons à l'édition classique do MM.

RéLelliau et Servais (Hachette).

Sauf indicati0n contraire,leschi{fres romai>i, indiquent le chapitre et les chiffres arabes la page de cette édition. (2) Portrait de Clitophon (Rébelliau, VI, 155). ($) Il fut baptisé, ço jollr-14, à l'éKU.e S•int-Chri1topbe,. »

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