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Stendhal, Vie d'Henry Brulard (1890)

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Stendhal, Vie d'Henry Brulard (1890) Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu'ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire. [...] Qu'ai-je donc été ? Je ne le saurais. A quel ami, quelque éclairé qu'il soit, puis-je le demander ? M. di Fior[i] lui-même ne pourrait me donner d'avis. [...] Ai-je été un homme d'esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? M. Daru disait que j'étais ignorant comme une carpe, oui mais c'est Besan[çon] qui m'a rapporté cela et la gaieté de mon caractère rendait fort jalouse la morosité de cet ancien secrétaire général de Besan[çon]. Mais ai-je eu le caractère gai ? Enfin je ne suis descendu du Janicule1 que lorsque la légère brume du soir est venue m'avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piazza Minerva), j'étais harassé. J'étais en pantalon de... blanc anglais, j'ai écrit sur la ceinture en dedans 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n'être pas compris : J vaisa voirla 5 Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l'ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori. Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! II y a de quoi donner de l'humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes. De je mis avec moi tu fais la récidive... Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages. On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l'âme ? c'est là-dessus surtout que j'aimerais consulter di Fiori. Je ne continue que le 23 novembre 1835. La même idée d'écrire my life m'est venue dernièrement pendant mon voyage de Ravenne à vrai dire, je l'ai eue bien des fois depuis 1832, mais toujours j'ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l'auteur en grippe, je ne me sens pas le talent pour la tourner. A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d'avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout. S'il y a un autre monde, je ne manquerai pas d'aller voir Montesquieu, s'il me dit : « Mon pauvre ami, vous n'avez pas eu de talent du tout », j'en serais fâché mais nullement surpris. Je sens cela souvent, quel oeil peut se voir soi-même ? 1. Janicule : colline de Rome.

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