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Michel Eyquem de Montaigne

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On peut faire de Montaigne quatre ou cinq portraits différents et vrais. C'est un sceptique ou même un cynique, c'est un stoïcien, c'est un catholique, c'est un humaniste... Sur quelques-uns de ses sujets préférés, il a passé du pour au contre. Il a enseigné qu'il fallait laisser les passions qui "nous esclavent à autrui". Mais il a aimé La Boétie d'une amitié si absolue que vingt-cinq ans après sa mort il lui semblait encore vivre sous ses yeux. "Lui seul, dit-il, jouissait de ma vraie image et l'emporta. C'est pourquoi je me déchiffre moi-même, si curieusement." Peu d'hommes ont à ce point donné des droits à l'autre. Il a dit qu'il était fou de s'occuper des affaires publiques, qu'elles nous font "vivre selon autrui" et "qu'il faut se prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même". Mais ailleurs : "J'ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d'un ongle, et me donner à autrui sans m'ôter à moi." Il a dit que philosopher c'est penser à la mort, et que philosopher, c'est penser à la vie ­ en ajoutant qu'il ne s'arrêtait pas dans une maison pour y dormir sans penser qu'il pouvait y mourir. Il a toujours excepté de sa critique les vérités révélées, mais n'en a que plus cruellement décrit la misère de l'homme sans elles ­ et si bien séparé l'aspect visible des hommes et du monde et leur destination religieuse qu'on se demande toujours à le lire s'il anticipe l'apologétique de Pascal, ou si, diaboliquement, il ne la ruine pas par avance en mettant la religion dans l'imaginaire. Sur le sens même de ses Essais et du métier d'écrire, qu'il prend à trente-huit ans, il varie incroyablement : il écrit pour amuser ses amis après sa mort ­ il écrit pour se désennuyer, il est "moins faiseur de livres que de nulle autre besogne" ­ il écrit pour se confesser et se faire honte, pour mettre en paroles tout ce qu'il a osé faire et n'en pas garder le poids sur lui ­ il écrit pour s'obliger à une bonne conduite, puisqu'il a juré de se raconter ­ il écrit pour exercer son jugement. Dans quelques endroits, il est fait allusion à un sens plus étrange de l'acte d'écrire, à "un dessein farouche et extravagant de se peindre sur le vif", qui serait la volonté la plus propre de Montaigne : "Moi, je regarde dedans moi ; je n'ai affaire qu'à moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte... je me roule en moi-même." Écrire est ici un refus violent du dehors, des autres, de leurs erreurs sur nous, une religion de la vérité, le vœu fanatique de faire paraître au moins un morceau de vérité parmi les hommes : "Je suis affamé de me faire connaître, et ne me chaut à combien, pourvu que ce soit véritablement."

« Michel Eyquem de Montaigne On peut faire de Montaigne quatre ou cinq portraits différents et vrais.

C'est un sceptique ou même un cynique, c'est un stoïcien, c'est un catholique, c'est un humaniste...

Sur quelques-uns de ses sujets préférés, il a passé du pour au contre.

Il a enseigné qu'il fallait laisser les passions qui "nous esclavent à autrui".

Mais il a aimé La Boétie d'une amitié si absolue que vingt-cinq ans après sa mort il lui semblait encore vivre sous ses yeux.

"Lui seul, dit-il, jouissait de ma vraie image et l'emporta.

C'est pourquoi je me déchiffre moi-même, si curieusement." Peu d'hommes ont à ce point donné des droits à l'autre.

Il a dit qu'il était fou de s'occuper des affaires publiques, qu'elles nous font "vivre selon autrui" et "qu'il faut se prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même".

Mais ailleurs : "J'ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d'un ongle, et me donner à autrui sans m'ôter à moi." Il a dit que philosopher c'est penser à la mort, et que philosopher, c'est penser à la vie en ajoutant qu'il ne s'arrêtait pas dans une maison pour y dormir sans penser qu'il pouvait y mourir.

Il a toujours excepté de sa critique les vérités révélées, mais n'en a que plus cruellement décrit la misère de l'homme sans elles et si bien séparé l'aspect visible des hommes et du monde et leur destination religieuse qu'on se demande toujours à le lire s'il anticipe l'apologétique de Pascal, ou si, diaboliquement, il ne la ruine pas par avance en mettant la religion dans l'imaginaire.

Sur le sens même de ses Essais et du métier d'écrire, qu'il prend à trente-huit ans, il varie incroyablement : il écrit pour amuser ses amis après sa mort il écrit pour se désennuyer, il est "moins faiseur de livres que de nulle autre besogne" il écrit pour se confesser et se faire honte, pour mettre en paroles tout ce qu'il a osé faire et n'en pas garder le poids sur lui il écrit pour s'obliger à une bonne conduite, puisqu'il a juré de se raconter il écrit pour exercer son jugement. Dans quelques endroits, il est fait allusion à un sens plus étrange de l'acte d'écrire, à "un dessein farouche et extravagant de se peindre sur le vif", qui serait la volonté la plus propre de Montaigne : "Moi, je regarde dedans moi ; je n'ai affaire qu'à moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte...

je me roule en moi-même." Écrire est ici un refus violent du dehors, des autres, de leurs erreurs sur nous, une religion de la vérité, le vœu fanatique de faire paraître au moins un morceau de vérité parmi les hommes : "Je suis affamé de me faire connaître, et ne me chaut à combien, pourvu que ce soit véritablement." Dans quelques cas, on peut expliquer ses contradictions par les dates, traiter certaines opinions comme provisoires, retracer un progrès dans la prise de possession de soi-même depuis les premiers essais jusqu'au troisième livre : “... j'ai une condition singeresse et imitatrice...

de mes premiers essais, aucuns puent un peu l'étranger." Il est de ceux qui ne se croient pas d'emblée autorisés à parler de soi.

On peut donc être tenté de guetter le moment où apparaît Montaigne lui-même, et de mettre au compte des influences celles de ses pensées qui ne s'accordent pas avec sa dernière sagesse Mais, à vrai dire, ce n'est pas si simple.

Il est bien rare qu'il se renie.

Montaigne n'est pas une doctrine neuve venant après celles de Diogène, d'Epicure, de Posidonius, de Sextus Empiricus et des autres.

Il les dépasse moins qu'il ne les incorpore à une sagesse plus touffue où ils continuent tous de vivre.

Il n'est pas un de ces grands philosophes à système qui passent par deux ou trois philosophies.

Il est tout autre chose : une expérience modeste d'abord, qui se déchiffre dans le miroir des anciens, qui se détourne d'elle-même pour les contempler hommes entre tous les hommes, âge d'or où pour toujours l'humanité s'est exprimée dans des trésors de propos et d'actes exemplaires comme si elle avait à vivre non pas le Parlement de Bordeaux, les huguenots, la SaintBarthélemy, mais Marathon, les guerres puniques, Pharsale.

Puis, il prend courage peu à peu, en vient à s'élucider pour son compte, à trouver dans l'histoire de son temps et dans sa vie l'équivalent de l'antiquité, et finit par faire entendre, à travers le bourdonnement des mots historiques, une voix qui est la leur la sienne, de son temps et de toujours, la voix d'un solitaire, mais qui a été dans le monde et ne cesse d'y penser.

"Je m'engage difficilement", ditil dans le IIIe livre et quelques pages plus loin : "Il faut vivre entre les vivants." Dans ces deux courtes phrases il énonce un va-et-vient de soi à autrui, du présent au passé, de la solitude au monde qui est son mouvement perpétuel et qui fait que toutes les opinions cohabitent en lui jusqu'à la fin.

On ne peut le connaître par la simple addition de ses pensées, ni en retranchant comme provisoires les premières : il faut maintenir ensemble toutes ces discordances et imaginer cette vie toujours en train de se concevoir et de mettre à l'épreuve les idées qu'elle s'est faites d'elle-même, qui est le sujet de son livre.

Il est un des premiers à s'être compris comme un labyrinthe.

"N'estce pas, écrit Michel Leiris, l'un des buts naturels de l'activité littéraire (et ce en quoi écrire se différencie des autres modes de penser) que de forger ainsi, avec le vécu à la base et le langage comme outil, certaines vérités d'approximation que quelques-uns accepteront pour les leurs et qui, par le fait même de ce partage, cesseront d'être chimères d'un seul ou vaines apparences ?" Moins délibérément qu'un écrivain d'aujourd'hui, parce qu'il était le premier à le faire, Montaigne se livre bien à cette occupation sans pareille, et nous ne le comprendrons que si nous devinons chez lui ce moderne projet.

C'est le serpent qui se poursuit jusqu'à ce que, ayant rejoint cette fin de luimême qui est aussi son commencement, il se noue en cercle et repose dans son mouvement. Il est donc sceptique d'abord et l'on trouvera chez Montaigne tous les moyens classiques de ruiner notre confiance dans les évidences sensibles et dans les autres.

Mais il n'accepte pas, comme Socrate, de consigner son ignorance dans un "je ne sais rien".

Cela supposerait que je puisse vraiment juger mon cas, opérer sur ma situation un constat incontestable, faire le bilan d'une aventure où je suis au contraire si complètement pris que je ne puis à son égard proférer aucun énoncé.

Le fameux "que sais-je ?" de Montaigne signifie que le mode fondamental de notre vie est interrogatif, c'est-à-dire non seulement que nous nous posons des questions, mais que la question ici n'est pas l'attente d'une réponse qui l'annule et lui substitue le noir sur blanc d'une thèse, qu'elle est notre manière définitive d'entrer en rapports avec quoi que ce soit, que tout "il y a" est dérivatif à une certaine attention centrale qu'il ne saurait exterminer puisqu'il la suppose.

Cette expérience permanente de l'interrogation appelle, non certes une explication de notre sort, mais du moins une description des apparences que nous n'avons plus aucune raison de sous-estimer, puisque nous avons définitivement exorcisé la prétention à l'être et au savoir absolus.

Le "que sais-je. »

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