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MALRAUX - La Condition Humaine: 21 mars 1927. Minuit et demi.

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21 mars 1927. Minuit et demi. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendit - car, s'il se défendait, il appellerait. Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeur auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté. « Assassiner n'est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu'il ne pourrait jamais s'en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l'entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c'était toujours à lui d'agir. Ce pied vivait comme un animal endormi. Terminait-il un corps ? « Est-ce que je deviens imbécile ? » MALRAUX _ La Condition Humaine

« Cet incipit doit son originalité à une ouverture in médias res, à la focalisation interne et à une nouvelle forme d'écriture. Contrairement à la technique balzacienne, la narration se caractérise chez Malraux par l'absence de tout préliminaire : le lecteur entre de plain-pied dans un monde inconnu, il lie connaissance avec un tueur, il s'intéresse enfin à une action violente, un assassinat imminent.

Mais s'il connaît la date des événements (21 mai 1927), il ignore tout du lieu : seul le nom Tchen lui indique que l'action se passe probablement en Chine, et c'est seulement quatre pages plus loin qu'il apprendra le nom de la ville, Shanghai.

Par ce début le narrateur ne satisfait donc que partiellement la curiosité légitime du lecteur en répondant aux questions où ? quand ? qui ? pourquoi ?, mais suscite d'emblée le désir d'en savoir plus.

Renonçant en outre aux privilèges du narrateur omniscient, Malraux opte pour la focalisation interne.

L'action est racontée exclusivement à travers les perceptions, les impressions et les sentiments de Tchen.

En effet, au lieu d'un mouvement linéaire qui suivrait le déroulement du récit, Malraux a mis en place une structure alternative fondée sur un jeu d'oppositions entre la lumière (un grand rectangle d'électricité pâle) et les ténèbres (§ 1), entre le silence et les bruits, amplifiés par le pluriel (les klaxons) ou l'allitération (la vague de vacarme, § 2).

De plus, la victime, couchée et entièrement passive puisqu'elle dort, est réduite à une masse inerte (de la chair d'homme) et à un pied, tandis que le protagoniste, Tchen, debout, sur le point de tuer pour servir la Révolution, éprouve des impressions confuses, allant de la nausée à l'interrogation sur le meurtre : le commettra-t-il en combattant ou en tairificateur (§ 4) ? Enfin, toute la fin du passage est axée sur l'anse de ce personnage « en situation » : Malraux fait entrevoir les abîmes de l'inconscient (grouillait un monde de profondeurs) en utilisant un verbe qui suggère des motivations secrètes, inconnues de l'intéressé lui-même. Malraux innove aussi en s'essayant avec bonheur à transposer dans le roman l'écriture journalistique : découpage du texte en petits paragraphes, ponctuation abondante et variée, phrases nerveuses, courtes, parfois réduites à un seul mot (Découvert ?), très souvent elliptiques, fragmentées dès qu'elles pourraient prendre quelque ampleur.

L'abondance des verbes d'action et le champ lexical de la mort (lever, frapperait, combattre, tuerait, frapper, assassiner, tuer) sont les indices les plus clairs de ce thème de prédilection du journalisme qu'est la violence, inhérente au monde moderne. Quant au retour Insistant du pied du trafiquant, indice de la fascination exercée sur Tchen, il reproduit la technique cinématographique du gros plan.

Dès incipit, Malraux montre qu'il veut faire entrer l'histoire contemporaine dans le roman de l'entre-deux-guerres et qu'il y adapte les thèmes et les techniques des nouveaux médias. L'orientation du commentaire Dans la première page — ou les premières pages — d'un roman, l'auteur s'attache à fournir avec autant de précision que de naturel les données essentielles qui satisferont notre curiosité et éveilleront notre intérêt.

En cela consiste une exposition romanesque.

Mais quelles sont ces données essentielles? Il va de soi que nous souhaitons faire la connaissance des personnages, dont le caractère nous agrée ou nous heurte.

En même temps que nous nous intéressons aux personnages, nous nous préoccupons de leur sort.

L'exposition doit donc nous fournir des lumières sur la situation où ils se trouvent et nous laisser pressentir dans quel sens les événements vont les entraîner.

Nous souhaitons aussi pouvoir nous représenter le cadre où ils se révèlent à nous.

Ce sont là des repères généraux qui se complètent selon la physionomie particulière de chaque roman.

C'est pourquoi les indications plus précises données par le libellé sur les éléments d'exposition à découvrir dans cette page de La Condition humaine vous seront d'un précieux secours. Introduction Les premières pages d'un roman traditionnel sont d'ordinaire consacrées à l'exposition.

Pour intéresser d'emblée son lecteur, l'auteur s'y applique à nous retracer le cadre où vivent ses personnages, leur psychologie et leurs antécédents, la situation à laquelle ils doivent faire face et déjà il nous laisse entrevoir certains événements qui vont peut-être se produire.

Malraux, au contraire, de toute évidence, au début de La Condition humaine, ne s'est pas soucié de bâtir méthodiquement ce type d'exposition.

Nous chercherons néanmoins à découvrir dans le détail du texte les éléments originaux dont il s'est servi pour nous plonger d'emblée dans l'atmosphère de son roman. 1.

Le cadre Assurément, la présentation du cadre semble réduite à sa plus simple expression.

Balzac, avant de présenter ses personnages, retraçait minutieusement le lieu où se passait leur existence.

Eugénie Grandet, par exemple, promène sans hâte le lecteur dans les rues de Saumur, avant de le faire entrer dans la maison de l'avare dont nous connaîtrons le jardin, la disposition des pièces et le mobilier.

D'emblée, au contraire, Malraux met en scène un personnage et nous fait sur-le-champ le confident de ses problèmes.

Ce que nous voyons du cadre se réduit à ce qui entre dans le champ visuel de ce personnage, en accord avec ses préoccupations.

Nous devinons que nous sommes dans une chambre, parce que notre regard se fixe en même temps que le sien sur cette moustiquaire, sur ce lit où l'on entrevoit le corps d'un homme endormi.

Nous savons aussi que nous sommes dans une grande ville.

Elle comporte des constructions modernes puisque c'est le building voisin qui projette dans la pièce « le rectangle d'électricité pâle » qui tranche sur la pénombre de l'ensemble.

Il y règne jusqu'à une heure avancée de la nuit une circulation intense, comme en témoigne cet embarras de voitures signalé par le concert de klaxons.

Nous savons aussi qu'il s'agit d'un pays exotique puisque les lits sont protégés par des moustiquaires.

Enfin le nom même du héros, Tchen, nous suggère qu'il doit s'agir de la Chine.

Mais, comme l'on voit, il s'agit non d'une description ordonnée mais de certains indices épars que nous devons rassembler.

Ils se sont imposés à nous, comme par hasard et dans la mesure où le héros en a pris lui-même conscience.

Le cadre reste évocateur mais il est essentiellement subjectif.. »

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