Les auteurs peuvent-ils s'accaparer le réel ?
Extrait du document
«
Emmanuel Carrère a écrit il y a quelques années L' Adversaire, un roman s'inspirant de la vie d'un contemporain,
Jean-Claude Roman qui, atteint de schizophrénie, tua toute sa famille, quand celle-ci découvrit sa double vie.
Cet
auteur suite à ce roman fut poursuivi en justice, étant accusé d'avoir mis sur papier la vie d'un contemporain.
Ainsi,
les auteurs peuvent-ils s'accaparer le réel comme bon leur semblent ? Les héros de cette histoire appartiennent à la
fiction romanesque et toute ressemblance avec des contemporains vivants ou morts est entièrement fortuite.
Dans
quelle mesure les personnages, n'existant que dans une œuvre d'imagination, qui, en prenant des matériaux issus du
réel les faisant vivre comme réels, n'ont cependant que des caractères communs accidentels avec des personnes
évoluant ou ayant évolué dans le monde réel ? L'auteur ne possédant que des mots pour inventer et créer, est
forcé d'inventer à partir de quelque chose qui existe déjà, même involontairement.
Les personnages de la fiction
peuvent cependant être le miroir de la société d'une époque.
Parce que les personnages ne sont que des êtres de papier, fabriqués par l'imagination de l'auteur et accomplissant
leurs actions en cohérence avec l'intrigue, les ressemblances avec des personnes réelles sont imprévues.
L'auteur vivant dans le monde réel contrairement à ses personnages, s'inspire inconsciemment de son existence,
pour créer à partir de mots issus du réel les héros de son histoire, avec l'aide de son imagination.
L'auteur est une sorte de filtre, à travers lequel passent des éléments de la réalité venant se mêler à son
imagination .Aussi toute ressemblance est dut au hasard, dans la mesure ou l'auteur est obligé d'inventer à partir du
déjà-là.
Par exemple, dans Equipée, V.
Segalen à la fois auteur et narrateur, décrit dans son livre les personnes qu'il
rencontre au fil de son voyage.
Parmi elles, la femme Neissou et la femme Chinoise.
Ces rencontres ont bien été
réelles dans la vie de Segalen, cependant, ces femmes rendues au statut de personnages dans le livre n'ont plus
rien à voir avec ces mêmes femmes en tant que personnes dans la réalité.
Segalen utilisent des procédés comme la
comparaison qualifiant la femme Neissou de « droite comme une flèche retombée du ciel, et qui vibre »ou la femme
chinoise « plus honteuse qu'une femelle de phoque putréfiée ».Par ces procédés, l'auteur transforme la base réelle
sur laquelle il s'appuyait pour créer au final des personnages à part entière.
Parce qu'un mot revêt plusieurs sens et qu'il n'y a pas autant de mots pour dire le réel, les héros de la fiction sont
crées grâce à des mots déjà utilisés dans la réalité pour décrire, qualifier les actions de personnes réelles.
C'est
pourquoi, un même mot étant amené à être utilisé aussi bien pour un héros de la fiction romanesque qu'un
contemporain, cela induit des ressemblances imprévues.
Par exemple dans Manon Lescaut, celle-ci est décrite très vaguement.
Ainsi, l'hyperbole mettant en relief ses
charmes qui « surpassaient tout ce qu'on peut décrire »,et la comparaison de « sa figure » à « un enchantement »
décrivent une femme de façon floue, vague.
C'est pourquoi les traits de Manon peuvent ressembler à de multiples
contemporaines dans la mesure où elle n'est pas décrite de façon précise, et idéalisée par Des Grieux, passionné et
aveuglé par l'amour, et qui de ce fait ne peut faire preuve d'aucune objectivité.
Parce que les personnages ne sont
que des êtres de papier, les associations de mots issus de la réalité, concourent à faire des héros de la fiction
romanesque des êtres originaux, coupés du monde réel des contemporains.
Les héros de la fiction romanesque appartiennent à un schéma narratif précis.
Ainsi les traits communs avec des
personnes issues du monde réel ne peuvent être qu'accidentels, dans la mesure où ces personnages agissent en
fonction de l'intrigue.
Les personnages font leurs actions les uns rapport aux autres, dans un univers qui leur est propre, et différent de
celui des contemporains.
Par exemple, dans Manon Lescaut, les actions de Des Grieux sont rythmées par les volontés d'un autre personnage
appartenant à l'univers de la fiction : Manon.
C'est la raison pour laquelle Des Grieux, se préparant à rentrer « dans
l'état ecclésiastique » va, sous l'emprise de son amour pour Manon, changer le cours de sa vie, s'adonnant à
quelques « friponneries »en volant M .de G…M… ,trompant confiance de son père « malheureux , qui n'y trouve à la
fin qu'un fripon qui le déshonore ! » et tuant Synnelet ,son rival, en lui « fournissant un coup si violent qu'il
tomba »à ses pieds « sans mouvement ».Ainsi, toute
ressemblance entre les héros de l'histoire et des
contemporains du monde réel ne peuvent être qu'imprévues dans la mesure où ces héros sont et se dévoilent par
des actions répondant suivant un schéma construit autour de l'intrigue.
Ainsi, les ressemblances entre les héros fabriqués à partir de mots et à partir de l'imagination et les contemporains
évoluant dans le monde réel ne sont qu'accidentelles dans la mesure où l'auteur crée à partir de choses connues.
Bien que les personnages appartiennent à la fiction romanesque qui ne peut se confondre avec la réalité, le texte
littéraire prend aussi sa source dans la tradition, dans un patrimoine, et pas seulement dans la pensée de l'auteur..
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