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ILLUSIONS - Suzanne PROU, La Petite Boutique

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ILLUSIONS Dès l'entrée, elle est saisie par une marée de bruits, d'odeurs, assaillie par des couleurs brillantes, par une musique ininterrompue. Elle est submergée tout de suite par la multiplicité des marchandises proposées. Elle venait pour acheter de la nourriture; mais le rayon d'alimentation - comme il est de règle dans ces sortes de lieu- se trouve au fond, ou au sous-sol du magasin. Pour l'atteindre, il est nécessaire de tourner longtemps, de louvoyer entre des étalages plus alléchants les uns que les autres. Voici Françoise C. plongée dans une foule avide qui touche, palpe, évalue. On la bouscule, elle pousse. Les boucles d'oreille en verroterie seraient-elles attirantes si dix mains ne se tendaient pour les saisir? Françoise C. cherche un miroir, essaie, rejette, reprend, essaie encore, décide de s'offrir cette modeste fantaisie: une paire de poires en perles fausses qu'elle ne portera sans doute jamais. Elle continue son chemin, au coude à coude avec d'autres femmes, elle soupèse au passage un vase de faux cristal, elle tâte le simili-cuir d'un sac à main, elle éprouve la légèreté d'une mousseline synthétique. Elle regarde les étiquettes, traduit les nouveaux francs en anciens, fait ses comptes en remuant les lèvres. Pourquoi se gênerait-elle? Chacune fait de même. ( ... ) Françoise C. a enfin trouvé, atteint le rayon de l'alimentation. Devant une pile de boites, elle s'interroge : ces haricots sont-ils vraiment sans fils? Chez Germaine, elle l'eût demandé. Mais ici, à qui s'adresserait-elle? A la femme de peine qui retire des piles de cartons d'un chariot, ou à la caissière lointaine fonctionnaire et fonctionnelle? (...) Françoise C. a rempli son chariot roulant. Elle n'avait pas pensé, en venant, qu'il lui fallait des biscuits salés. Les lui faut-il? Pas absolument, mais ceux qu'elle voit empilés sur un présentoir sont attirants, de même que cette sauce verte qu'elle a envie de goûter soudain. Au détour d'un rayon, elle découvre des poulets farcis qui la tentent, un énorme sac de cacahuètes qui fera la joie des enfants. Puis il y a des pots de caviar, des tranches de saumon fumé sous cellophane; ces denrées offertes là, mises à la portée de tout le monde, c'est le luxe démocratisé, descendu dans la rue. Bien sûr, c'est un luxe encore assez coûteux, et les oeufs sont de lump et non point d'esturgeon, et le saumon ne vient pas de Norvège. Françoise C. achète un semblant, un reflet de grande vie. Elle passe à la caisse. Comme son panier est trop petit pour contenir toutes ses emplettes, elle prend un sac de plastique , que la caissière, imperturbable, facture avec le reste: un franc, c'est exactement la valeur de la différence entre la boîte de haricots du supermarché et celle de la boutique. La note est interminable. Les gens, derrière Françoise C. , s'impatientent et tapent du pied ; ils soupirent, ils marmonnent parfois : rien que pour eux.( ... ) Un jeune femme doit encore traverser tout le magasin, résister à l'appel éloquent des "petits tricots pas chers', des trois paires de bas vendues ensemble dans un sachet pourpre, des séries de casseroles colorées qui doivent si bien égayer les cuisines, des crèmes de beauté si roses, des lessives à cadeaux. Et il y a encore un peu de place dans l'un des sacs, un peu d'argent dans le porte-monnaie de Françoise C. Elle cède, elle acquiert encore une ou deux babioles. Elle se dit que pour une fois elle peut bien se permettre... Elle se dit qu'elle a fait des provisions pour plusieurs jours; elle se dit que le temps des économies commencera demain. Suzanne PROU, La Petite Boutique

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