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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - Les promeneuses

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - Les promeneuses Au long de promenoirs qui s'ouvrent sur la nuit - Balcons de fleurs, rampes de flammes - Des femmes en deuil de leur âme Entrecroisent leurs pas sans bruit. Le travail de la ville et s'épuise et s'endort : Une atmosphère éclatante et chimique Etend au loin ses effluves sur l'or Myriadaire d'un grand décor panoramique. Comme des clous, le gaz fixe ses diamants Autour de coupoles illuminées ; Des colonnes passionnées Tordent de la douleur au firmament. Sur les places, des buissons de flambeaux Versent du soufre ou du mercure ; Tel coin de monument qui se mire dans l'eau Semble un torse qui bouge en une armure. La ville est colossale et luit comme une mer De phares merveilleux et d'ondes électriques, Et ses mille chemins de bars et de boutiques Aboutissent, soudain, aux promenoirs de fer, Où ces femmes - opale et nacre, Satin nocturne et cheveux roux - Avec en main des fleurs de macre, A longs pas clairs, foulent des tapis mous. Ce sont de très lentes marcheuses solennelles Qui se croisent, sous les minuits inquiétants, Et se savent, - depuis quels temps ? - Douloureuses et mutuelles. En pleurs encor d'un trop grand deuil, Tels yeux obstinés et hagards Dans un nouveau destin ont rivé leurs regards, Comme des clous dans un cercueil. Telle bouche vers telle autre s'en est allée, Comme deux fleurs se rencontrent sur l'eau. Tel front semble un bandeau Sur une pensée aveuglée. Telle attitude est pareille toujours Dans tel cerveau rien ne tressaille. Quoique le coeur, où le vice travaille, Batte âprement ses tocsins sourds. J'en sais dont les robes funèbres Voilent de pâles souliers d'or Et dont un serpent d'argent mord Les longues tresses de ténèbres. Des houx rouges de leur tourment D'autres ont fait leurs diadèmes ; J'en vois : des veuves d'elles-mêmes Qui se pleurent, comme un amant. Quand leurs rêves, la nuit, s'esseulent Et qu'elles tiennent dans la main Le sort banal d'un être humain, Elles savent ce qu'elles veulent. Si leur peine devait finir un jour, Elles en seraient plus tristes peut-être, Qu'elles ne sont inconsolables d'être Celles du taciturne amour. Au long de promenoirs qui dominent la nuit, De lentes femmes, En deuil immense de leur âme, Entrecroisent leurs pas sans bruit.

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