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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - Les usines

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - Les usines Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres Et se mirant dans l'eau de poix et de salpêtre D'un canal droit, marquant sa barre à l'infini, . Face à face, le long des quais d'ombre et de nuit, Par à travers les faubourgs lourds Et la misère en pleurs de ces faubourgs, Ronflent terriblement usine et fabriques. Rectangles de granit et monuments de briques, Et longs murs noirs durant des lieues, Immensément, par les banlieues ; Et sur les toits, dans le brouillard, aiguillonnées De fers et de paratonnerres, Les cheminées. Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques, Par la banlieue, à l'infmi. Ronflent le jour, la nuit, Les usines et les fabriques. Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand-rues ! Et les femmes et leurs guenilles apparues, Et les squares, où s'ouvre, en des caries De plâtras blanc et de scories, Une flore pâle et pourrie. Aux carrefours, porte ouverte, les bars : Etains, cuivres, miroirs hagards, Dressoirs d'ébène et flacons fols D'où luit l'alcool Et sa lueur vers les trottoirs. Et des pintes qui tout à coup rayonnent, Sur le comptoir, en pyramides de couronnes ; Et des gens soûls, debout, Dont les larges langues lappent, sans phrases, Les ales d'or et le whisky, couleur topaze. Par à travers les faubourgs lourds Et la misère en pleurs de ces faubourgs, Et les troubles et mornes voisinages, Et les haines s'entre-croisant de gens à gens Et de ménages à ménages, Et le vol même entre indigents, Grondent, au fond des cours, toujours, Les haletants battements sourds Des usines et des fabriques symétriques. Ici, sous de grands toits où scintille le verre, La vapeur se condense en force prisonnière : Des mâchoires d'acier mordent et fument ; De grands marteaux monumentaux Broient des blocs d'or sur des enclumes, Et, dans un coin, s'illuminent les fontes En brasiers tors et effrénés qu'on dompte. Là-bas, les doigts méticuleux des métiers prestes, A bruits menus, à petits gestes, Tissent des draps, avec des fils qui vibrent Légers et fin comme des fibres. Des bandes de cuir transversales Courent de l'un à l'autre bout des salles Et les volants larges et violents Tournent, pareils aux ailes dans le vent Des moulins fous, sous les rafales. Un jour de cour avare et ras Frôle, par à travers les carreaux gras Et humides d'un soupirail, Chaque travail. Automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux Règlent le mouvement D'universel tictacquement Qui fermente de fièvre et de folie Et déchiquette, avec ses dents d'entêtement, La parole humaine abolie. Plus loin, un vacarme tonnant de chocs Monte de l'ombre et s'érige par blocs ; Et, tout à coup, cassant l'élan des violences, Des murs de bruit semblent tomber Et se taire, dans une mare de silence, Tandis que les appels exacerbés Des sifflets crus et des signaux Hurlent soudain vers les fanaux, Dressant leurs feux sauvages, En buissons d'or, vers les nuages. Et tout autour, ainsi qu'une ceinture, Là-bas, de nocturnes architectures, Voici les docks, les ports, les ponts, les phares Et les gares folles de tintamarres ; Et plus lointains encor des toits d'autres usines Et des cuves et des forges et des cuisines Formidables de naphte et de résines Dont les meutes de feu et de lueurs grandies Mordent parfois le ciel, à coups d'abois et d'incendies. Au long du vieux canal à l'infini Par à travers l'immensité de la misère Des chemins noirs et des routes de pierre, Les nuits, les jours, toujours, Ronflent les continus battements sourds, Dans les faubourgs, Des fabriques et des usines symétriques. L'aube s'essuie A leurs carrés de suie Midi et son soleil hagard Comme un aveugle, errent par leurs brouillards ; Seul, quand au bout de la semaine, au soir, La nuit se laisse en ses ténèbres choir, L'âpre effort s'interrompt, mais demeure en arrêt, Comme un marteau sur une enclume, Et l'ombre, au loin, parmi les carrefours, paraît De la brume d'or qui s'allume.

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