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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - La révolte

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les villes tentaculaires) - La révolte La rue, en un remous de pas, De torses et de dos d'où sont tendus des bras Sauvagement ramifiés vers la folie, Semble passer volante ; Et ses fureurs, au même instant, s'allient A des haines, à des appels, à des espoirs ; La rue en or, La rue en rouge, au fond des soirs. Toute la mort En des beffrois tonnants se lève ; Toute la mort, surgie en rêves, Avec des faulx et des épées Et des têtes atrocement coupées. La toux des canons lourds, Les lourds hoquets des canons sourds Mesurent seuls les pleurs et les abois de l'heure. Les hauts cadrans des horloges publiques, Comme des yeux en des paupières, Sont défoncés à coups de pierre : Le temps normal n'existant plus Pour les coeurs fous et résolus Des multitudes faméliques. La rage, elle a bondi de terre Sur un monceau de pavés gris ; La rage immense, avec des cris, Avec du feu dans ses artères ; La rage, elle a bondi Féroce et haletante Et si terriblement Que son moment d'élan vaut à lui seul le temps Que met un siècle en gravitant Autour de ses cent ans d'attente. Tout ce qui fut rêvé jadis ; Ce que les fronts les plus hardis Vers l'avenir ont instauré ; Ce que les âmes ont brandi, Ce que les yeux ont imploré, Ce que toute la sève humaine Silencieuse a renfermé, S'épanouit, aux mille bras armés De ces foules, brassant leur houle avec leurs haines. C'est la fête du sang qui se déploie, A travers la terreur, en étendards de joie : Des gens passent rouges et ivres ; Des gens passent sur des gens morts ; Les soldats clairs, casqués de cuivre, Ne sachant plus où sont les droits, où sont les torts, Las d'obéir, chargent, mollassement, Le peuple énorme et véhément Qui veut enfin que sur sa tête Luisent les ors sanglants et violents de la conquête. Voici des docks et des maisons qui brûlent, En façades de sang, sur le fond noir du crépuscule ; L'eau des canaux en réfléchit les fumantes splendeurs, De haut en bas, jusqu'en ses profondeurs ; D'énormes tours obliquement dorées Barrent la ville au loin d'ombres démesurées ; Les bras des feux, ouvrant leurs mains funèbres, Eparpillent des lambeaux d'or par les ténèbres ; Et les brasiers des toits sautent en bonds sauvages, Hors d'eux-mêmes, jusqu'aux nuages. Aux vieux palais publics, d'où les échevins d'or Jadis domptaient la ville et refoulaient l'effort Et la marée en rut des multitudes fortes, On pénètre, cognant et martelant les portes ; Les clefs sautent, les gonds cèdent et les verrous ; Des armoires de fer ouvrent de larges trous Où s'empilent par tas les lois et les harangues ; Une torche soudain les lèche avec sa langue, Et tout leur passé noir s'envole et s'éparpille, Tandis que dans la cave et les greniers on pille Et qu'on jette dans les fossés du vieux rempart Des morts coupant le vide avec leurs bras épars. Dans les couvents, les chapelles et les églises, Les verrières, où les martyres sont assises, Jonchent le sol et s'émiettent comme du chaume ; Un Christ, exsangue et long comme un fantôme, Est lacéré et pend, tel un haillon de bois, Au dernier clou qui perce encor l'or de sa croix ; Le tabernacle, ardent et pur, où sont les chrêmes, Est attaqué, à coups de poings et de blasphèmes ; On soufflette les Saints près des autels debout Et dans la grande nef, de l'un à l'autre bout, - Telle une neige - on dissémine les hosties Pour qu'elles soient, sous les talons, anéanties. Tous les joyaux du meurtre et des désastres Etincellent ainsi, sous l'oeil des astres ; La ville entière éclate En pays d'or coiffé de flammes écarlates ; La ville, au vent des soirs, vers les lointains houleux Tend sa propre couronne énormément en feu ; Toute la rage et toute la folie Brassent la vie avec leur lie, Si fort que, par instants, le sol semble trembler, Et l'espace brûler Et la fumée et ses fureurs s'écheveler et s'envoler Et balayer les grands cieux froids. - Tuer, pour rajeunir et pour créer ; Ou pour tomber et pour mourir, qu'importe ! Passer ; ou se casser les poings contre la porte ! Et puis - que son printemps soit vert ou qu'il soit rouge - N'est-elle point, dans le monde, toujours, Haletante, par à travers les jours, La puissance profonde et fatale qui bouge !

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