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Victor Hugo, Quatrevingt-treize, III, VI.

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Victor Hugo, Quatrevingt-treize, III, VI. [Le marquis de Lantenac, un des chefs de la contre-révolution vendéenne, a sauvé d'un incendie les trois enfants de Michelle Fléchard, cantinière pourtant de l'armée révolutionnaire. Par ce geste il a ralenti sa fuite et s'est fait arrêter. La nuit suivante, le jeune commandant Gauvain, au service de la Révolution, livre avec sa conscience un long combat intérieur : le sort de la France exige l'exécution de Lantenac, mais, en sacrifiant sa cause et sa vie pour trois enfants, celui-ci est "entré dans l'humanité".] Gauvain subissait un interrogatoire. Il comparaissait devant quelqu'un. Devant quelqu'un de redoutable. Sa conscience. Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté. Il y a des tremblements d'âme. Plus il réfléchissait à ce qu'il venait de voir, plus il était bouleversé. Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l'absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler. Au-dessus de l'absolu révolutionnaire, il y a l'absolu humain. [...] Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble. Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n'était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l'addition de la destinée, quel vertige ! il l'essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s'efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu'il sentait en lui, et de récapituler les faits. Il se les exposait à lui-même. A qui n'est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s'interroger, dans une circonstance suprême, sur l'itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ? Gauvain venait d'assister à un prodige. En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste. Le combat du bien contre le mal. Un coeur effrayant venait d'être vaincu. Etant donné l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l'erreur, l'aveuglement, l'opiniâtreté malsaine, l'orgueil, l'égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle. La victoire de l'humanité sur l'homme. L'humanité avait vaincu l'inhumain. Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? le berceau. Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l'heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu'on ne sait plus où est le juste, où est l'honnête, où est le vrai ; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle. Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu. Subitement la force des faibles était intervenue. [...] Et l'on pouvait dire : Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les ténèbres n'existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance. Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait été plus visible, ni Dieu. Ce combat avait eu pour arène une conscience. La conscience de Lantenac. Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience. La conscience de Gauvain. Quel champ de bataille que l'homme !

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