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Victor Hugo, Choses vues, 1846.

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Victor Hugo, Choses vues, 1846. Hier, 22 février1, j'allais à la Chambre des Pairs2. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu'il couchait habituellement sur le pavé ; la tète nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu'il avait volé ce pain et que c'était à cause de cela qu'on l'emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra, et l'homme resta à la porte, gardé par l'autre soldat. Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C'était une berline armoriée3 portant aux lanternes une couronne ducale4, attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière. Les glaces étaient levées, mais on distinguait l'intérieur tapissé de damas bouton d'or5. Le regard de l'homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures. Cette femme ne voyait pas l'homme terrible qui la regardait. Je demeurai pensif. Cet homme n'était plus pour moi un homme, c'était le spectre de la misère, c'était l'apparition, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d'une révolution encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois, le pauvre coudoyait6 le riche, ce spectre rencontrait cette gloire : mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s'aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s'aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable. 1. 22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraîneront l'abdication du roi Louis-Philippe 2. Chambre des Pairs : désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre. 3. Berline armoriée : voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d'une famille noble. 4. Couronne ducale : cet emblème signale que la passagère est une duchesse. 5. Damas bouton d'or : étoffe précieuse de couleur jaune. 6. Coudoyer : côtoyer.

« Victor Hugo, Choses Vues, 1846. Hier, 22 février (1), j'allais à la Chambre des Pairs (2).

Il faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi.

Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient.

Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu'il couchait habituellement sur le pavé ; la tête nue et hérissée.

Il avait sous le bras un pain.

Le peuple disait autour de lui qu'il avait volé ce pain et que c'était à cause de cela qu'on l'emmenait.

En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra, et l'homme resta à la porte, gardé par l'autre soldat. Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne.

C'était une berline armoriée (3) portant aux lanternes une couronne ducale (4), attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière.

Les glaces étaient levées, mais on distinguait l'intérieur, tapissé de damas bouton d'or (5).

Le regard de l'homme fixé sur cette voiture attira le mien.

Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures. Cette femme ne voyait pas l'homme terrible qui la regardait. Je demeurai pensif. Cet homme n'était plus pour moi un homme, c'était le spectre de la misère, c'était l'apparition, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d'une révolution encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient.

Autrefois, le pauvre coudoyait (6) le riche, ce spectre rencontrait cette gloire; mais on ne se regardait pas.

On passait.

Cela pouvait durer ainsi longtemps.

Du moment où cet homme s'aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s'aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable. (1).

22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraîneront l'abdication du roi Louis-Philippe. (2).

Chambre des Pairs: désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre. (3).

berline armoriée : voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d'une famille noble. (4).

couronne ducale : cet emblème signale que la passagère est une duchesse. (5).

damas bouton d'or : étoffe précieuse de couleur jaune. (6).

coudoyer: côtoyer. Victor-Marie Hugo : écrivain, dramaturge, poète, homme politique, académicien et intellectuel engagé, né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris.

Il est l’un des plus grands écrivains français et repose au Panthéon depuis le lundi 1er juin 1885. Son œuvre est très diverse : romans, poésie lyrique, drames en vers et en prose, discours politiques à la Chambre des Pairs, correspondance abondante. Hugo est poète qui appartient à la première génération romantique => considère le poète comme un être différent, visionnaire à qui il octroie une mission sociale et historique. Hugo : auteur engagé, auteur qui s’est engagé pour lutter et dénoncer les problèmes de son temps… Choses vues : volumineux ensemble de textes que Victor Hugo avait laissés sans les avoir publiés.

Réunis en volume, ils ont paru pour la première fois deux ans après sa mort, en 1887.

Le titre a été donné par les éditeurs de ses écrits posthumes et repris par la tradition. NB : Ce titre ne rend pas parfaitement compte du contenu car Hugo n'est pas toujours le témoin oculaire des faits qu'il relate et où les « choses » s'avèrent être aussi bien des événements que des bribes de conversation, des instantanés du quotidien, des descriptions ou des portraits. I- Un témoignage A- Un écrit personnel • Marques de 1e personne.

2 « je », « j’ », « le mien »… NB : « on distinguait » > renvoie à l’auteur.. »

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