Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - Le crapaud
Extrait du document
«
Victor HUGO, La Légende des siècles, « Le crapaud ».
1.
Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
2.
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
3.
C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
4.
Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent ;
5.
Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
6.
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
7.
Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur.
8.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
9.
Hélas ! le bas-empire est couvert d'Augustules,
10.
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
11.
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
12.
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils ;
13.
L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière ;
14.
Le soir se déployait ainsi qu'une bannière ;
15.
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
16.
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein d'oubli,
17.
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
18.
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
19.
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
20.
Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini ;
21.
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
22.
L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
23.
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
24.
Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux.
25.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
26.
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
27.
C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait ;
28.
Puis une femme, avec une fleur au corset,
29.
Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle ;
30.
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
31.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
–
J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel ; –
32.
Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,
33.
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
34.
On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
35.
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
36.
De petits hommes gais, respirant l'atmosphère
37.
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
38.
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
39.
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
40.
C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent ;
41.
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l'aperçurent
42.
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
43.
Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
44.
Et chacun d'eux, riant, – l'enfant rit quand il tue, –
45.
Se mit à le piquer d'une branche pointue,
46.
Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant
47..
»
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