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Schinderhannese - Apollinaire, Alcools (1912)

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Dans la forêt avec sa bande Schinderhannes s'est désarmé Le brigand près de sa brigande Hennit d'amour au joli mai Benzel accroupi lit la Bible Sans voir que son chapeau pointu A plume d'aigle sert de cible A Jacob Born le mal foutu Juliette Blaesius qui rote Fait semblant d'avoir le hoquet Hannes pousse une fausse note Quand Schulz vient portant un baquet Et s'écrie en versant des larmes Baquet plein de vin parfumé Viennent aujourd'hui les gendarmes Nous aurons bu le vin de mai Allons Julia la mam'zelle Bois avec nous ce clair bouillon D'herbes et de vin de Moselle Prosit Bandit en cotillon Cette brigande est bientôt soûle Et veut Hannes qui n'en veut pas Pas d'amour maintenant ma poule Sers-nous un bon petit repas Il faut ce soir que j'assassine Ce riche juif au bord du Rhin Au clair des torches de résine La fleur de mai c'est le florin On mange alors toute la bande Pète et rit pendant le dîner Puis s'attendrit à l'allemande Avant d'aller assassiner Schinderhannese - Apollinaire, Alcools (1912)

« Apollinaire, poète du début du XXe siècle, annonce le mouvement surréaliste, sans y appartenir véritablement, puisqu'il meurt pendant la guerre de 14-18.

Très attiré par l'Allemagne, il fit de nombreux séjours en Rhénanie, ce qui lui inspira les Rhénanes, neuf poésies du recueil Alcools.

L'une de ces Rhénanes, Schinderhannes, publiée dès 1904, retrace d'une façon assez originale la vie d'un célèbre brigand que chantaient de vieilles chansons allemandes... L'apparence romantique de ce poème mêlée à une parodie grotesque révèle une attitude déjà surréaliste chez Apollinaire. L'apparence romantique se manifeste dans la description des personnages, la peinture de l'Allemagne, et la vision de l'ivresse. Le personnage principal est un brigand, Schinderhannes, dont le nom fait rêver : il est le héros d'une légende célèbre ; arrêté et exécuté en 1803 par les troupes françaises, il devient un héros national.

Cette image de la mort qui plane le rapproche des héros romantiques, de la figure du bon brigand qui ne pourra échapper à son destin, tel Hernani chez Victor Hugo, ou les bandits dans Carmen de Mérimée, De même, ses compagnons, aux noms évocateurs, rappellent les truands décrits dans Notre-Dame de Paris.

De plus, l'Allemagne représente un pays à la mode chez les Romantiques : Madame de Staël s'y est intéressée dans son étude De l'Allemagne, et Goethe l'a rendue célèbre avec son jeune Werther.

Enfin, l'ivresse est une façon d'oublier et de se sublimer qui a souvent fasciné aussi bien les Romantiques que Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud ; Musset montre son goût pour elle dans le vers célèbre : « Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse », et son héros Lorenzaccio disserte longuement sur les bienfaits du vin et ne méprise pas les beuveries.

Apollinaire lui-même, dans Nuit Rhénane, en apprécie les effets.

« Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme.

» Ce vin a d'ailleurs ici des qualificatifs élogieux : c'est « un vin parfumé », « le vin de mai », « le vin de Moselle ». Le temps et le lieu du poème présentent aussi un côté romantique : la scène se situe en mai, moment de fête et de gaieté, qui a donné un titre à un autre poème d'Apollinaire ; les brigands mangent et boivent dans la forêt, donc dans une nature sauvage chère aux Romantiques ; le « clair bouillon d'herbe » souligne le côté naturel de leur boisson : on est loin de la pollution des villes et de la société industrielle.

Le décor est remarquable par sa lumière : la scène vue « au clair des torches de résine » rappelle le clair-obscur de Rembrandt, mais aussi la vie sauvage des brigands, et transforme cette réunion en tableau un peu fantastique. Enfin le rythme du poème contribue à parfaire cette impression de description sérieuse : la structure est classique, le texte est composé de huit strophes de quatre vers : ce sont des octosyllabes aux rimes régulières.

Il est plein de musicalité grâce à des assonances telles que « accroupi » — « lit », ou « lit la Bible », des répétitions telles que « le brigand près de sa brigande », et aussi par un rythme de chanson qui ressemble à une ritournelle. Sous cette apparence romantique se manifeste une parodie grotesque, constituée par des images peu dignes et même des grossièretés, des contrastes excessifs et des caricatures du Romantisme. Schinderhannes « hennit d'amour », ce qui le compare à un cheval, et ne valorise guère son sentiment; Benzel est « accroupi » pour lire la Bible, ce qui enlève quelque dignité à son action, le « bandit en cotillon » n'a pas l'air très sérieux.

Les noms des brigands prêtent à sourire : « Jacob Born le mal foutu », « Juliette Blaesius qui rote », « Julia la mam'zelle » n'effraient guère le lecteur.

Ces images atteignent la grossièreté quand Juliette Blaesius se met à « roter », même si elle « fait semblant d'avoir le hoquet », quand « toute la bande pète », et que « la brigande est bientôt soûle », et se jette sur Hannes en manifestant ses désirs. Les contrastes sont assez remarquables : le « baquet » apparaît comme un contenant bien vulgaire pour apporter le « vin parfumé », on est surpris de voir que « la fleur de Mai », si poétique, est tout simplement « le florin », et la bande qui « s'attendrit à l'allemande » laisse quelques doutes sur la valeur de ses sentiments.

Enfin, on a vu Apollinaire placer « au bord du Rhin » des personnages plus poétiques que le « riche Juif ». Le poète semble souvent parodier le Romantisme, ou encore se parodier lui-même : le terme « la brigande » a un côté ironique, et le fait « d'hennir d'amour » constitue une dérision par rapport au noble amour romantique.

Quand elle « veut Hannes qui n'en veut pas », l'amour est montré sous son côté le plus dérisoire, c'est le désir bafoué qui tient lieu de sentiment, et l'appellation tendre de « ma poule » ne se trouve guère dans les grandes déclarations romantiques : on est plus dans le familier vulgaire que dans la pureté des sentiments : Atala, El vire et Eva sont bien loin ! Les larmes versées ne s'appliquent pas à un désespoir, mais a la vision du « baquet plein de vin parfumé » ; l'ivresse, peinte par les Romantiques, est ici ramenée à son côté le plus bas : la brigande est « soûle », et « le clair bouillon d'herbes et de vin de Moselle » constitue une périphrase ridiculement solennelle. Tous ces éléments constituent une dérision du Romantisme, et d'Apollinaire lui-même, qui a utilisé ces mêmes images dans des circonstances nobles : le vin, l'amour, la beauté et le mystère de la Rhénanie. L'attitude de l'auteur apparaît déjà surréaliste avant l'heure, par son désir de choquer et de jouer, et par une forme très moderne de la poésie. Comme Max Ernst qui place dans ses tableaux des mains qui sortent d'une chaudière, ou des oiseaux transpercés d'objets étranges, Apollinaire aime surprendre, en décrivant côte à côte des objets ou des êtres qui ne vont pas ensemble.

Cette grossièreté, et la violence gratuite qui se manifeste dans la volonté d'assassiner ce vieux juif, constituent des thèmes bien connus des Surréalistes. Ils vont tuer cet homme pour le voler, mais une telle inconscience de leur crime semble exister qu'ils donnent l'impression que leur acte est parfaitement naturel : or, le bouleversement des valeurs était une grande idée des surréalistes, et les attentats commis au nom de l'anarchisme ne les gênaient nullement.

Le désir de jouer avec sa culture, de mêler des éléments et des idées disparates, de tout tourner en dérision constitue encore des attitudes surréalistes. La poésie nouvelle annonce aussi le Surréalisme : l'absence de ponctuation souligne l'absurdité de la scène, tout au moins l'absurdité apparente, car peu de liens apparaissent entre les différentes actions : la suppression des mots de liaison laisse croire à des énormités : « On mange alors toute la bande », pourrait-on imaginer ; et la juxtaposition de l'amour refusé et du « Sers-nous un bon petit repas » met en valeur le côté fruste du personnage, et la dérision de Fauteur.

La hiérarchie disparaît ainsi entre les faits : manger et boire sont placés sur le même plan qu'assassiner ; on arrive ainsi à un effacement de la morale, et à un univers absurde : c'est le même procédé qu'emploie plus tard Albert Camus dans l'Étranger en utilisant le style absurde pour souligner l'absurdité de la vie de son héros. Ce poème est remarquable aussi bien par la magie envoûtante de l'Allemagne que par son côté parodique, son goût du jeu, et son essai de Surréalisme qui reste encore compréhensible. Il rappelle les jeux de Calligrammes, les dérisions d'André Breton, surtout des peintres tels que Picasso, Max Ernst, Dali ou Miro, ou encore du cinéaste Buñuel dans le Chien andalou ou Belle de Jour.. »

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