Schinderhannese - Apollinaire, Alcools (1912)
Extrait du document
«
Apollinaire, poète du début du XXe siècle, annonce le mouvement surréaliste, sans y appartenir véritablement, puisqu'il meurt
pendant la guerre de 14-18.
Très attiré par l'Allemagne, il fit de nombreux séjours en Rhénanie, ce qui lui inspira les
Rhénanes, neuf poésies du recueil Alcools.
L'une de ces Rhénanes, Schinderhannes, publiée dès 1904, retrace d'une façon
assez originale la vie d'un célèbre brigand que chantaient de vieilles chansons allemandes...
L'apparence romantique de ce poème mêlée à une parodie grotesque révèle une attitude déjà surréaliste chez Apollinaire.
L'apparence romantique se manifeste dans la description des personnages, la peinture de l'Allemagne, et la vision de
l'ivresse.
Le personnage principal est un brigand, Schinderhannes, dont le nom fait rêver : il est le héros d'une légende célèbre ; arrêté
et exécuté en 1803 par les troupes françaises, il devient un héros national.
Cette image de la mort qui plane le rapproche
des héros romantiques, de la figure du bon brigand qui ne pourra échapper à son destin, tel Hernani chez Victor Hugo, ou les
bandits dans Carmen de Mérimée, De même, ses compagnons, aux noms évocateurs, rappellent les truands décrits dans
Notre-Dame de Paris.
De plus, l'Allemagne représente un pays à la mode chez les Romantiques : Madame de Staël s'y est
intéressée dans son étude De l'Allemagne, et Goethe l'a rendue célèbre avec son jeune Werther.
Enfin, l'ivresse est une
façon d'oublier et de se sublimer qui a souvent fasciné aussi bien les Romantiques que Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud ;
Musset montre son goût pour elle dans le vers célèbre :
« Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse », et son héros Lorenzaccio disserte longuement sur les bienfaits du vin et
ne méprise pas les beuveries.
Apollinaire lui-même, dans Nuit Rhénane, en apprécie les effets.
« Mon verre est plein d'un vin
trembleur comme une
flamme.
»
Ce vin a d'ailleurs ici des qualificatifs élogieux : c'est « un vin parfumé », « le vin de mai », « le vin de Moselle ».
Le temps et le lieu du poème présentent aussi un côté romantique : la scène se situe en mai, moment de fête et de gaieté,
qui a donné un titre à un autre poème d'Apollinaire ; les brigands mangent et boivent dans la forêt, donc dans une nature
sauvage chère aux Romantiques ; le « clair bouillon d'herbe » souligne le côté naturel de leur boisson : on est loin de la
pollution des villes et de la société industrielle.
Le décor est remarquable par sa lumière : la scène vue « au clair des torches
de résine » rappelle le clair-obscur de Rembrandt, mais aussi la vie sauvage des brigands, et transforme cette réunion en
tableau un peu fantastique.
Enfin le rythme du poème contribue à parfaire cette impression de description sérieuse : la structure est classique, le texte
est composé de huit strophes de quatre vers : ce sont des octosyllabes aux rimes régulières.
Il est plein de musicalité grâce
à des assonances telles que « accroupi » — « lit », ou « lit la Bible », des répétitions telles que « le brigand près de sa
brigande », et aussi par un rythme de chanson qui ressemble à une ritournelle.
Sous cette apparence romantique se manifeste une parodie grotesque, constituée par des images peu dignes et même des
grossièretés, des contrastes excessifs et des caricatures du Romantisme.
Schinderhannes « hennit d'amour », ce qui le compare à un cheval, et ne valorise guère son sentiment; Benzel est « accroupi
» pour lire la Bible, ce qui enlève quelque dignité à son action, le « bandit en cotillon » n'a pas l'air très sérieux.
Les noms des
brigands prêtent à sourire : « Jacob Born le mal foutu », « Juliette Blaesius qui rote », « Julia la mam'zelle » n'effraient guère
le lecteur.
Ces images atteignent la grossièreté quand Juliette Blaesius se met à « roter », même si elle « fait semblant
d'avoir le hoquet », quand « toute la bande pète », et que « la brigande est bientôt soûle », et se jette sur Hannes en
manifestant ses désirs.
Les contrastes sont assez remarquables : le « baquet » apparaît comme un contenant bien vulgaire pour apporter le « vin
parfumé », on est surpris de voir que « la fleur de Mai », si poétique, est tout simplement « le florin », et la bande qui «
s'attendrit à l'allemande » laisse quelques doutes sur la valeur de ses sentiments.
Enfin, on a vu Apollinaire placer « au bord
du Rhin » des personnages plus poétiques que le « riche Juif ».
Le poète semble souvent parodier le Romantisme, ou encore se parodier lui-même : le terme « la brigande » a un côté
ironique, et le fait « d'hennir d'amour » constitue une dérision par rapport au noble amour romantique.
Quand elle « veut
Hannes qui n'en veut pas », l'amour est montré sous son côté le plus dérisoire, c'est le désir bafoué qui tient lieu de
sentiment, et l'appellation tendre de « ma poule » ne se trouve guère dans les grandes déclarations romantiques : on est
plus dans le familier vulgaire que dans la pureté des sentiments : Atala, El vire et Eva sont bien loin ! Les larmes versées ne
s'appliquent pas à un désespoir, mais a la vision du « baquet plein de vin parfumé » ; l'ivresse, peinte par les Romantiques,
est ici ramenée à son côté le plus bas : la brigande est « soûle », et « le clair bouillon d'herbes et de vin de Moselle »
constitue une périphrase ridiculement solennelle.
Tous ces éléments constituent une dérision du Romantisme, et d'Apollinaire lui-même, qui a utilisé ces mêmes images dans
des circonstances nobles : le vin, l'amour, la beauté et le mystère de la Rhénanie.
L'attitude de l'auteur apparaît déjà surréaliste avant l'heure, par son désir de choquer et de jouer, et par une forme très
moderne de la poésie.
Comme Max Ernst qui place dans ses tableaux des mains qui sortent d'une chaudière, ou des oiseaux transpercés d'objets
étranges, Apollinaire aime surprendre, en décrivant côte à côte des objets ou des êtres qui ne vont pas ensemble.
Cette
grossièreté, et la violence gratuite qui se manifeste dans la volonté d'assassiner ce vieux juif, constituent des thèmes bien
connus des Surréalistes.
Ils vont tuer cet homme pour le voler, mais une telle inconscience de leur crime semble exister qu'ils donnent l'impression que
leur acte est parfaitement naturel : or, le bouleversement des valeurs était une grande idée des surréalistes, et les attentats
commis au nom de l'anarchisme ne les gênaient nullement.
Le désir de jouer avec sa culture, de mêler des éléments et des
idées disparates, de tout tourner en dérision constitue encore des attitudes surréalistes.
La poésie nouvelle annonce aussi le Surréalisme : l'absence de ponctuation souligne l'absurdité de la scène, tout au moins
l'absurdité apparente, car peu de liens apparaissent entre les différentes actions : la suppression des mots de liaison laisse
croire à des énormités : « On mange alors toute la bande », pourrait-on imaginer ; et la juxtaposition de l'amour refusé et du
« Sers-nous un bon petit repas » met en valeur le côté fruste du personnage, et la dérision de Fauteur.
La hiérarchie
disparaît ainsi entre les faits : manger et boire sont placés sur le même plan qu'assassiner ; on arrive ainsi à un effacement
de la morale, et à un univers absurde : c'est le même procédé qu'emploie plus tard Albert Camus dans l'Étranger en utilisant
le style absurde pour souligner l'absurdité de la vie de son héros.
Ce poème est remarquable aussi bien par la magie envoûtante de l'Allemagne que par son côté parodique, son goût du jeu,
et son essai de Surréalisme qui reste encore compréhensible.
Il rappelle les jeux de Calligrammes, les dérisions d'André Breton, surtout des peintres tels que Picasso, Max Ernst, Dali ou
Miro, ou encore du cinéaste Buñuel dans le Chien andalou ou Belle de Jour..
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