Sartre, Les Mots.
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Sartre, Les Mots.
Ma chance fut d'appartenir à un mort : un mort avait versé les quelques gouttes de sperme qui font le prix ordinaire d'un enfant ; j'étais un fief du soleil, mon grand-père pouvait jouir de moi sans me posséder : je fus sa "merveille" parce qu'il souhaitait finir ses jours en vieillard émerveillé ; il prit le parti de me considérer comme une faveur singulière du destin, comme un don gratuit et toujours révocable ; qu'eût-il exigé de moi ? Je le comblais par ma seule présence. Il fut le Dieu d'Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l'imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume, il m'appelait son tout-petit d'une voix qui chevrotait de tendresse, les larmes embuaient ses yeux froids. Tout le monde se récriait : "Ce garnement l'a rendu fou !" Il m'adorait, c'était manifeste. M'aimait-il ? Dans une passion si publique, j'ai peine à distinguer la sincérité de l'artifice : je ne crois pas qu'il ait témoigné beaucoup d'affection à ses autres petits-fils ; il est vrai qu'il ne les voyait guère et qu'ils n'avaient aucun besoin de lui. Moi, je dépendais de lui pour tout : il adorait en moi sa générosité.
A la vérité, il forçait un peu sur le sublime : c'était un homme du XIXe siècle qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme à barbe de fleuve, toujours entre deux coups de théâtre comme l'alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques récemment découvertes : l'art du photographe et l'art d'être grand-père. Il avait la chance et le malheur d'être photogénique ; ses photos remplissaient la maison : comme on ne pratiquait pas l'instantané, il y avait gagné le goût des poses et des tableaux vivants ; tout lui était prétexte à suspendre ses gestes, à se figer dans une belle attitude, à se pétrifier ; il raffolait de ces courts instants d'éternité où il devenait sa propre statue. Je n'ai gardé de lui – en raison de son goût pour les tableaux vivants – que des images raides de lanterne magique : un sous-bois, je suis assis sur un tronc d'arbre, j'ai cinq ans : Charles Schweitzer porte un panama, un costume de flanelle crème à rayures noires, un gilet de piqué blanc, barré par une chaîne de montre ; son pince-nez pend au bout d'un cordon ; il s'incline sur moi, lève un doigt bagué d'or, parle. Tout est sombre, tout est humide, sauf sa barbe solaire : il porte son auréole autour du menton. Je ne sais ce qu'il dit : j'étais trop soucieux d'écouter pour entendre. Je suppose que ce vieux républicain d'Empire m'apprenait mes devoirs civiques et me racontait l'histoire bourgeoise ; il y avait eu des rois, des empereurs, ils étaient très méchants ; on les avait chassés, tout allait pour le mieux.