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Sartre, Les Mots.

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Sartre, Les Mots. A qui obéirais-je ? On me montre une jeune géante, on me dit que c'est ma mère. De moi-même, je la prendrais plutôt pour une sœur aînée. Cette vierge en résidence surveillée, soumise à tous, je vois bien qu'elle est là pour me servir. Je l'aime : mais comment la respecterais-je, si personne ne la respecte ? Il y a trois chambres dans notre maison : celle de mon grand-père, celle de ma grand-mère, celle des "enfants". Les "enfants", c'est nous : pareillement mineurs et pareillement entretenus. Mais tous les égards sont pour moi. Dans ma chambre, on a mis un lit de jeune fille. La jeune fille dort seule et s'éveille chastement ; je dors encore quand elle court prendre son "tub" à la salle de bains ; elle revient entièrement vêtue : comment serais-je né d'elle ? Elle me raconte ses malheurs et je l'écoute avec compassion : plus tard je l'épouserai pour la protéger. Je le lui promets : j'étendrai ma main sur elle, je mettrai ma jeune importance à son service. Pense-t-on que je vais lui obéir ? J'ai la bonté de céder à ses prières. Elle ne me donne pas d'ordres d'ailleurs : elle esquisse en mots légers un avenir qu'elle me loue de bien vouloir réaliser : "Mon petit chéri sera bien mignon, bien raisonnable, il va se laisser mettre des gouttes dans le nez bien gentiment." Je me laisse prendre au piège de ces prophéties douillettes. Restait le patriarche : il ressemblait tant à Dieu le Père qu'on le prenait souvent pour lui. Un jour, il entra dans une église par la sacristie ; le curé menaçait les tièdes des foudres célestes : "Dieu est là ! Il vous voit !" Tout à coup les fidèles découvrirent, sous la chaire, un grand vieillard barbu qui les regardait : ils s'enfuirent. D'autres fois, mon grand-père disait qu'ils s'étaient jetés à ses genoux. Il prit goût aux apparitions. Au mois de septembre 1914 il se manifesta dans un cinéma d'Arcachon : nous étions au balcon, ma mère et moi, quand il réclama la lumière ; d'autres messieurs faisaient autour de lui les anges et criaient : "Victoire ! Victoire !" Dieu monta sur la scène et lut le communiqué de la Marne. Du temps que sa barbe était noire, il avait été Jéhovah et je soupçonne qu'Emile est mort de lui, indirectement. Ce Dieu de colère se gorgeait du sang de ses fils. Mais j'apparaissais au terme de sa longue vie, sa barbe avait blanchi, le tabac l'avait jaunie et la paternité ne l'amusait plus. M'eût-il engendré, cependant, je crois bien qu'il n'eût pu s'empêcher de m'asservir : par habitude.

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