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Saint-Simon

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Ce qui rend d'ordinaire les "Mémoires" si ennuyeux, c'est que leurs auteurs attendent un âge avancé Pour les écrire. Après avoir passé leur vie à faire la guerre, l'amour de la politique, quand il ne leur reste plus assez de force ou d'esprit pour briller dans ces occupations, ils rédigent leur apologie et donnent un tour historique à leurs petites haines. Saint-Simon, lui, a sacrifié sa vie à ses Mémoires. Il les a commencés à dix-neuf ans et n'a, pour ainsi dire, travaillé qu'à cela tous les jours de son existence, qui fut longue. C'est sans doute qu'il était avant tout un écrivain ; sa nature exigeait qu'il produisît une œuvre littéraire. Cette œuvre a pris la forme de mémoires, plutôt que de poèmes ou de tragédies, car c'était le seul genre qu'un duc et pair, à cette époque, pût cultiver sans déchoir. Encore Saint-Simon le cultivait-il en secret. Son manuscrit reposait "sous les plus sûres serrures". Le terme "Mémoires", appliqué à l'œuvre de Saint-Simon, est presque un terme impropre. C'est encore moins un journal, bien que l'auteur souvent ait pris ses repères sur le plat et conformiste Journal de Dangeau et suive un ordre chronologique quasi quotidien. Il y a dans le journal quelque chose de haché, de décousu, une vue des événements au jour le jour, bref un manque de recul et de méditation dont on ne saurait accuser Saint-Simon, à qui il arrive d'exposer la politique d'Alberoni en huit cents pages bien serrées, ou les intrigues de la Princesse des Ursins en trois cents. Il ne faut pas s'y tromper : ces mémoires-là sont une espèce de roman, énorme, concerté, composé, plein de décors et de péripéties, avec des héros et des personnages de second plan, des passions, des entreprises, de la psychologie (et quelle !), une philosophie et un style. On peut parler de "l'univers de Saint-Simon", comme on parle de l'univers de Balzac ou de Dickens. C'est un univers artistique, c'est-à-dire plein de cette vérité profonde qui se fait si rarement jour lorsqu'on étudie l'histoire, mais que l'on rencontre immanquablement chez les grands romanciers. Saint-Simon, en effet, analyse les hommes vivants de la même façon qu'un Dostoïevski ou un Proust développent leurs personnages : même audace, même absence de préjugés, même amour du vrai. Il décrit son duc de Noailles comme Proust son duc de Guermantes. Un tel don d'observation ressemble si fort au don créateur qu'on se demande si la seule différence entre Saint-Simon et un romancier ne réside pas dans le fait qu'il présente ses personnages sous leur nom véritable. C'est un romancier qui ne "transpose" pas.

« Saint-Simon Ce qui rend d'ordinaire les "Mémoires" si ennuyeux, c'est que leurs auteurs attendent un âge avancé Pour les écrire. Après avoir passé leur vie à faire la guerre, l'amour de la politique, quand il ne leur reste plus assez de force ou d'esprit pour briller dans ces occupations, ils rédigent leur apologie et donnent un tour historique à leurs petites haines. Saint-Simon, lui, a sacrifié sa vie à ses Mémoires.

Il les a commencés à dix-neuf ans et n'a, pour ainsi dire, travaillé qu'à cela tous les jours de son existence, qui fut longue.

C'est sans doute qu'il était avant tout un écrivain ; sa nature exigeait qu'il produisît une œuvre littéraire.

Cette œuvre a pris la forme de mémoires, plutôt que de poèmes ou de tragédies, car c'était le seul genre qu'un duc et pair, à cette époque, pût cultiver sans déchoir.

Encore SaintSimon le cultivait-il en secret.

Son manuscrit reposait "sous les plus sûres serrures". Le terme "Mémoires", appliqué à l'œuvre de Saint-Simon, est presque un terme impropre.

C'est encore moins un journal, bien que l'auteur souvent ait pris ses repères sur le plat et conformiste Journal de Dangeau et suive un ordre chronologique quasi quotidien.

Il y a dans le journal quelque chose de haché, de décousu, une vue des événements au jour le jour, bref un manque de recul et de méditation dont on ne saurait accuser Saint-Simon, à qui il arrive d'exposer la politique d'Alberoni en huit cents pages bien serrées, ou les intrigues de la Princesse des Ursins en trois cents. Il ne faut pas s'y tromper : ces mémoires-là sont une espèce de roman, énorme, concerté, composé, plein de décors et de péripéties, avec des héros et des personnages de second plan, des passions, des entreprises, de la psychologie (et quelle !), une philosophie et un style.

On peut parler de "l'univers de Saint-Simon", comme on parle de l'univers de Balzac ou de Dickens.

C'est un univers artistique, c'est-à-dire plein de cette vérité profonde qui se fait si rarement jour lorsqu'on étudie l'histoire, mais que l'on rencontre immanquablement chez les grands romanciers. Saint-Simon, en effet, analyse les hommes vivants de la même façon qu'un Dostoïevski ou un Proust développent leurs personnages : même audace, même absence de préjugés, même amour du vrai.

Il décrit son duc de Noailles comme Proust son duc de Guermantes.

Un tel don d'observation ressemble si fort au don créateur qu'on se demande si la seule différence entre Saint-Simon et un romancier ne réside pas dans le fait qu'il présente ses personnages sous leur nom véritable.

C'est un romancier qui ne "transpose" pas. Les Mémoires, qui tiennent tout un rayon de bibliothèque, nous offrent l'exemple le plus singulier et le plus convaincant d'une vocation littéraire invincible.

Comme tout artiste, Saint-Simon avait son hypertrophie, son côté monstrueux.

C'était cette faculté prodigieuse de compréhension des êtres.

Une sagacité comparable, un coup d'œil aussi aigu ne se trouvent que chez les plus grands psychologues : Stendhal, Balzac, Proust.

On s'étonne parfois que Stendhal ne se soit pas élevé au-dessus du rang de consul de France à Civita-Vecchia.

De même Saint-Simon a sacrifié à son œuvre littéraire une belle carrière de ministre.

Il y a un degré de violence dans l'observation, de rigueur dans le jugement moral, d'éclat dans l'expression qui exclut la souplesse politique, l'hypocrisie, la bassesse sans lesquelles on ne réussit pas dans les affaires publiques.

Les qualités de Saint-Simon ont quelque chose de gratuit, c'est-à-dire d'essentiellement artistique.

Il n'en peut rien faire d'utile dans la société ; elles ne sont pas à la mesure des intrigants qui entourent Louis XIV, ni même de Louis XIV.

Un homme de génie perd toujours contre des hommes de talent Saint-Simon se savait-il homme de lettres ? C'est probable.

Bien entendu, il n'en convient jamais ; à chaque instant il s'excuse avec une modestie réelle de son style sauvage, mais il ne pouvait guère lui échapper que ce style était admirable, d'un mouvement étourdissant, plein de mots définitifs, de formules, de raccourcis, de trouvailles.

Il écrivait "à la diable", comme dit Chateaubriand, mais non sans soin ; il était plein de passion ; ses phrases courent à toute vitesse les unes derrière les autres ; il s'embrouille, oublie des verbes, accumule les amphibologies, mais jamais il ne tâtonne, jamais il n'est plat, commun ou poncif.

Ses adjectifs sont inusités, ses verbes hardis, ses récits vastes et éclairés comme il faut, ses arguments sans faiblesses.

Il n'est ni délayé ni sommaire.

Sa langue qui est belle, savante, populaire, robuste et moderne, n'est pas exempte de ces recherches délicieuses qui sont la marque de l'écrivain.

On ne peut "avoir du bonheur" pendant vingt mille pages.

On n'écrit pas vingt mille pages "d'inspiration".

Il fallait bien que Saint-Simon connût les ressources de son art. En dépit de la fougue de l'auteur, qui blâme et loue avec une ardeur inlassable, ce qui frappe dans les Mémoires, c'est le ton de vérité.

Saint-Simon suit les événements et les êtres avec un instinct si juste, une si haute absence d'illusions, que derrière ses outrances d'enthousiasme ou de haine, on voit assez exactement la réalité.

Quand on sent vivement, on écrit avec chaleur ; mais la chaleur ne fait pas fondre la vérité.

Elle la colore tout juste, et la rend captivante.

Du reste, on n'est pas maître de taire la vérité une fois qu'on l'a vue : c'est la tentation à laquelle succombent les grandes âmes.

"C'est même cet amour de la vérité, dit Saint-Simon, qui a le plus nui à ma fortune ; je l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même." Voilà la profession de foi de l'artiste le plus intransigeant, le plus artiste.

Les haines de Saint-Simon se traduisent par des invectives, non par des calomnies.

D'ailleurs pourquoi l'histoire n'entérinerait-elle pas ces haines ? Les motifs d'un homme de génie ne sont jamais bas, ni futiles.

On peut adopter les antipathies de Saint-Simon.

On peut lui faire confiance : c'était l'homme le plus perspicace de son temps et l'un des meilleurs juges d'humanité qui aient existé.

Il ne fait jamais le procès de quelqu'un sans donner toutes les pièces.

Mais il a un talent infernal pour voir jusqu'au fond des noirceurs.. »

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