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Oscar Wilde aurait dit d'un personnage de Balzac : La mort de Lucien Rubempré est le plus grand drame de ma vie. Marco Vargas Llosa, un auteur contemporain, commentant cette phrase, ajoute : Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu'une bonne partie des êtres en chair et en os que j'ai connus. Que pensez-vous de ces affirmations ? Vous répondrez en vous appuyant sur des exemples précis et personnels.

Extrait du document

Les deux citations sur lesquelles nous avons à réfléchir aujourd'hui abondent dans le même sens : les personnages littéraires peuvent a ce point se faire connaitre, apprécier, aimer de nous, qu'ils nous deviennent aussi proches, sinon davantage, que les individus réels dont nous sommes les contemporains. Alors qu'Oscar Wilde exprime d'un ton facétieux et spirituel cette idée, en donnant pour unique exemple celui de Lucien de Rubempré (personnage des Illusions perdues et de Splendeurs et Misères des courtisanes), le propos de Mario Vargas Llosa a une portée plus générale : ce n'est pas seulement un personnage en particulier, mais un grand nombre d'êtres de papier qui l'ont marqué, et a ce point qu'ils lui ont semblé plus proches que nombre d'êtres en chair et en os. La question commune à ces deux réflexions d'auteurs distincts est donc de savoir comment il est possible que des êtres de papier supplantent en importance dans le coeur d'un homme des êtres bien vivants ? Si nous pouvons nous interroger sur ce qui rend possible un tel attachement affectif à des êtres fictifs, nous nous demanderons très vite s'il n'existe pas, quoiqu'en disent ou que feignent d'en dire Wilde et Llosa, une différence intrinsèque entre les êtres de papier et les êtres en chair et en os, de sorte que ces derniers ne laissent pas, contrairement a l'avis des deux écrivains, de nous être plus proches que des personnages de fiction. Enfin, nous nous demanderons dans un dernier temps si la véritable importance d'un personnage de fiction n'est pas moins de supplanter dans notre affection les êtres qui nous entourent, mais au contraire de nous permettre de les aimer mieux en comprenant davantage leurs actes et leurs comportements.

« L e s d e u x c itations s ur les q u e l l e s no u s a v o n s à réfléc hir aujourd'hui abondent dans l e m ê m e s e n s : les pers o n n a g e s littéraires peuvent a c e point s e faire c onnaitre, appréc ier, aimer de nous , qu'ils n ou s d e v i e n n e n t a u s s i proc h e s , s i n o n d a v a n t a g e , q u e l e s i n d i v i d u s réels dont nous s o m m e s les c o n t e m p o r a i n s .

Alors qu'Os c ar Wilde exprime d'un ton fac étieux et s pirituel c ette idée, en donnant pour unique exemple c e l u i d e L u c ien de Rubempré (pers o n n a g e d e sIllus i o n s perdues et de S p l e n d I. La fréquentation des personnages fictifs peut nous les rendre plus proches que les personnages réels a.

Les motivations des personnages fictifs nous sont connues en fonction des techniques romanesques Nous commencerons par abonder dans le sens de Wilde et de Llosa, en affirmant qu'il est parfaitement normal et compréhensible que les êtres de papier nous deviennent plus proches que les êtres de chair et d'os qui nous entourent.

En effet, c'est principalement en raison des techniques romanesques (ce que Gérard Genette nomme les « focalisations ») que ce fait peut nous devenir intelligible.

Pensons au rapport que nous entretenons avec la plupart de nos semblables : souvent, leurs motivations nous sont à peu près inconnues, parce qu'ils ne nous en disent pas tout, parce qu'ils nous mentent, ou parce qu'elles sont trop complexes pour être expliquées dans une simple conversation.

En revanche, nous pouvons passer énormément de temps en compagnie d'un personnage fictif, dont les actes nous apparaitront d'autant plus compréhensibles que l'auteur nous en révélera les tenants et les aboutissants profonds.

En effet, un personnage présente en focalisation zéro par un auteur (celui-ci étant omniscient a son sujet) ne nous laissera rien d'inconnu, rien de secret à savoir.

Nous pénétrerons donc dans son intériorité.

Ainsi Oscar Wilde ne peut-il plus nous étonner : il est normal que la mort de Rubempré le touche, après avoir passe plusieurs centaines de pages (deux volumes de laComédie Humaine) en sa compagnie. b.

Les personnages fictifs sont dotes d'un destin a l'inverse des personnages réels Allant plus loin, nous dirons que nous nous attachons davantage aux personnages fictifs qu'aux personnages réels, parce que les premiers sont dotes d'un destin, alors que les seconds sont nécessairement plonges dans l'expérience du hasard et de la discontinuité.

Telle est la thèse brillamment défendue par Albert Camus.

Dans «L'Homme révolté », il écrit des pages brillantes qui peuvent nous aider à résoudre le problème qui nous occupe.

En effet, il décrit l'œuvre d'art comme ce qui substitue à l'expérience humaine de la discontinuité, de l'incompréhension du monde et des lois qui le régissent, une vision ordonnée de la réalité.

La représentation romanesque, par exemple, est une œuvre d'art dont les lois et le fonctionnement sont plus aisément interprétables que ceux de la réalité.

Le plaisir que ressent donc le spectateur de la représentation est lié à la capacité d'ordonnancement du monde par l'art.

Comme l'écrit Camus : « Religion ou crime, tout effort humain obéit, finalement, à ce désir déraisonnable et prétend donner à la vie la forme qu'elle n'a pas.

Le même mouvement, qui peut porter à l'adoration du ciel ou à la destruction de l'homme, mène aussi bien à la création romanesque qui en reçoit alors son sérieux.

Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la vie sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin.

Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme.

Car il s'agit bien du même monde.

La souffrance est la même, le mensonge et l'amour.

Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces.

Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le notre.

Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion, Kirillov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves.

C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons pas ».

« Roman et révolte », L'homme révolté, Pléiade, p.

664-666. En ce sens, nous pouvons dire que l'œuvre romanesque nous permet de comprendre le destin des personnages, de voir leur existence courir vers un but, une finalité, alors que nos semblables ne sont jamais à nos yeux que plonges dans le hasard, la contingence d'une vie qui ne sait pas vers quoi elle tend. II. Cependant, il existe une différence intrinsèque entre le type de rapport que nous entretenons avec des personnages fictifs et des personnages réels a.

L'affection démesurée pour un personnage fictif, un cas clinique de confusion entre fiction et réalité ? Cependant, nous pouvons nous demander s'il n'y a pas une certaine exagération dans l'ide qu'un personnage de fiction puisse nous devenir plus proche qu'un être bien réel.

Lorsqu'Oscar Wilde déclare à propos de la mort de Rubempré qu'elle est le pire événement de sa vie, peut-être ne faut-il pas prendre cette expression au pied de la lettre et au contraire y voir un trait d'esprit de dandy, un bon mot.

Car si nous tirons les conclusions extrêmes de ce propos, il signifie que la mort d'un proche pourrait nous affecter moins que la disparition fictive d'un être imaginaire – ce qui apparaitra invraisemblable à qui a fait la véritable épreuve du deuil.

Et allant plus loin, nous pouvons caractériser une telle attitude de comportement maladif, le voir comme un cas clinique de confusion entre réalité et fiction.

Des personnages de roman, tels que Don Quichotte et Madame Bovary ont été précisément dotes par leurs créateurs de cette propension à confondre ces deux domaines, faisant du premier un fou et de l'autre un individu médiocre. b.

L'affection pour un personnage fictif, une affection détournée pour soi même ? Allant plus loin, nous pouvons nous demander si l'attachement d'un individu a un être fictif n'est pas un cas de l'amour détourne de soi même.

En effet, telle est la thèse défendue par Proust lorsqu'il se rapporte précisément au propos d'Oscar Wilde qui nous occupe : "Et de fait, Vautrin n'a pas été seul à aimer Lucien de Rubempré.

Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu'il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque (à l'époque où il disait: "Ce n'est que depuis l'école des lakistes qu'il y a des brouillards sur la Tamise"): "Le plus grand chagrin de ma vie? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des Courtisanes." Il y a d'ailleurs quelque chose de particulièrement dramatique dans cette prédilection et cet attendrissement d'Oscar Wilde, au temps de sa vie brillante, pour la mort de Lucien de Rubempré.

Sans doute, il s'attendrissait sur elle, comme tous les lecteurs, en se plaçant au point de vue de Vautrin, qui est le point de vue de Balzac.

Et à ce point de vue d'ailleurs, il était un lecteur particulièrement choisi et élu pour adopter ce point de vue plus complètement que la plupart des lecteurs.

Mais on ne peut s'empêcher de penser que, quelques années plus tard, il devait être Lucien de Rubempré lui-même.

Et la fin de Lucien de Rubempré à la Conciergerie, voyant toute sa brillante existence mondaine écroulée sur la preuve qui est faite qu'il vivait dans l'intimité d'un forçat, n'était que l'anticipation - inconnue encore de Wilde, il est vrai - de ce qui devait précisément arriver à Wilde.

" Contre Sainte Bévue,Marcel Proust. Nous dirons donc avec Proust que si le sort de Rubempré touche a ce point Oscar Wilde, c'est parce qu'il préfigure celui qui allait être le sien, ce qu'il ne pouvait savoir mais pressentait peut-être.

Ainsi nous dirons que si nous avons tendance a nous attacher a des êtres de papier au point de croire qu'ils nous sont plus proches que des êtres réels, c'est peut-être parce qu'ils nous parlent de nous-mêmes et nous ressemblent. III. En définitive, l'intérêt porte aux personnages de fiction nous permet de mieux comprendre les individus qui nous entourent a.

La fiction, comme moyen de subsumer des comportements individuels sous des cas littéraires En définitive, la thèse que nous finirons par soutenir est que s'il peut paraitre exagéré de dire que les personnages fictifs nous sont plus proches et chers que les êtres réels, les premiers nous sont indispensables si nous voulons comprendre les seconds.

En effet, un écrivain dépense de l'énergie, un travail immense, pour nous rendre proche et compréhensible les actes et les pensées d'un personnage.

Et loin de décrire un être qui parce qu'il est fictif ne saurait exister, il nous fait au contraire découvrir un individu qui au contraire pourrait être l'un de nos proches.

Tolstoï écrivant Anna Karénine nous rend compréhensible le choix d'une femme de commettre l'adultère et un suicide.

La littérature permet donc au lecteur de subsumer les personnes qu'il connait sous des cas littéraires : nous connaissons tous des êtres qui sans être Rubempré, le sont un peu, ou qui sont en partie Julien Sorel ou quelque peu Don Juan… b.

La littérature comme prise de conscience de l'impénétrabilité des êtres Mais allant plus loin, nous dirons que ce que peut nous apprendre la littérature à propos des êtres que nous fréquentons est qu'ils nous demeurent toujours impénétrables, inconnus.

Car c'est l'une des nombreuses leçons du roman en général, et du roman Proustien en particulier : nous avons beau nous intéresser aux êtres, leur consacrer notre amour et nos veilles, ces derniers conservent toujours une part de mystère, d'inconnu.

Albertine dans A la recherche du temps perdu demeure une créature en partie incompréhensible pour le narrateur comme l'était Odette pour Swann dans Un amour de Swann.

Et les relations sociales nous apprennent principalement que ce que nous connaissons des autres n'est jamais que la part émerge d'un iceberg colossal. Conclusion Dans un premier temps, nous avons dit à la suite de Wilde et de Llosa que les personnages fictifs pouvaient effectivement nous devenir plus proches que des êtres bien réels.

Puis nous sommes revenus sur ce point, en montrant que l'intérêt porte aux personnages de roman n'était peut être qu'un détour dans l'intérêt que nous portons a des êtres bien réels : nous-mêmes.

Enfin, nous avons vu que les personnages de roman pouvaient nous aider a mieux comprendre les êtres, mais aussi, sans doute, a nous faire prendre conscience combien autrui nous demeure irrémédiablement inconnu.. »

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