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Marcel Aymé, Travelingue, I.

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Marcel Aymé, Travelingue, I. Sans s'en apercevoir, il recommençait à dévider le même rouleau dont il laissait, à chaque tour, se perdre quelques mots. Il se rappelait avoir observé chez son gendre, au temps des fiançailles, certains défauts de caractère et s'irritait maintenant de ne pas retrouver dans sa mémoire des griefs pourtant familiers. L'effort de se souvenir fit perler la sueur à ses tempes et, en regardant le garçon, il eut le cœur serré d'anxiété. Le nom même de Pierre Lenoir se brouillait dans sa tête pesante. Entre eux deux, il sentait s'effacer un chemin de compréhension, s'évanouir un lien dont la ténuité annonçait la rupture définitive. Brusquement, il y eut dans ses oreilles un bruit de déclic et ce fut pour lui comme si Pierre Lenoir, cessant d'exister, s'était durci à son regard et à son esprit. Ce passage de l'être à la chose ne laissait plus qu'une forme vaine, impénétrable. Percevant encore qu'il manquait un gendre à son univers, M. Lasquin en souffrit, car il était homme d'ordre, avec un sens exigeant de la continuité. Il passa sa main sur son front pour en chasser une douleur lourde qui venait de naître entre les deux sourcils et se mit dans la conversation qui était à l'Egypte. Pour éprouver son étrange découverte, un peu aussi dans l'espoir de rompre le charme, il se contraignit à interroger la forme hermétique de Pierre Lenoir sur la pyramide de Chéops. "C'est vraiment très bien, dit Pierre. Nous y étions avec Mac Ardell, vous savez, le fameux trois-quarts de l'équipe d'Ecosse. Pour moi, c'est un des hommes les plus extraordinaires d'aujourd'hui. Il est vraiment fait pour tenir la place. Je me rappelle, justement, devant la pyramide, je ne me lassais pas de le regarder marcher. On sent que ce type-là a une détente dans les jambes..."

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