Devoir de Français

Marcel Aymé, Travelingue, II.

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Marcel Aymé, Travelingue, II. Le deuil allait bien à Micheline. Elle le portait avec une élégance qui ne sentait pas l'improvisation, ni l'apprêt. Elle restait très bien habillée. Le noir faisait valoir sa blondeur et sa carnation. Sa mélancolie était appétissante. Bernard Ancelot admirait en elle le calme et l'innocence de la richesse bien assise. Dans ce jardin tranquille des Lasquin, il écoutait avec bonheur Micheline l'entretenir de choses insignifiantes. Elle parlait sans coquetterie, avec un bon sens un peu court, mais ferme. Tout était en ordre dans son petit univers. L'idée qu'on peut avoir de la société, des gouvernements, du travail, de la richesse, de la pauvreté, et des rapports entre les compartiments du monde, avait pour elle une forme évidente, définitive. Bernard sentait aussi en elle une candeur des sens, entretenue par une existence confortable et hygiénique. C'était très reposant et très doux. Il fut ému de l'abandon amical avec lequel la jeune femme lui confia son remords à propos d'un mensonge sans importance qu'elle avait fait à son père. La voyant verser quelques larmes, il lui prit la main. Pierre Lenoir, après le départ de son père, vint les rejoindre au jardin et montra un visage soucieux, empreint d'une tristesse qui n'était pas simplement de circonstance. Bernard, qui compatissait d'un cœur fondant au chagrin de Micheline, manquait de disponibilités pour son ami. "J'entre à l'usine demain matin", annonça Pierre d'une voix lugubre. Un murmure, aussi dépourvu de compassion que de curiosité, accueillit la nouvelle. "Mon père prétend que mon devoir l'exige. A l'en croire, ma présence est indispensable là-bas. Vous pensez comme elle est indispensable. Moi qui ne sais rien du métier et qui ne serai jamais fichu d'en apprendre rien. Heureusement, il ne manque pas de gens qualifiés pour mener l'usine. Alors, à quoi bon ma présence qui ne pourra être qu'un embarras ? Et mon devoir exige aussi, paraît-il, que je sois là-bas neuf heures par jour. Oui, neuf heures. Ah ! je peux dire adieu à ma carrière de coureur."

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