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L'Etranger de Camus

Extrait du document

J'étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J'ai regardé encore le prétoire et je n'ai distingué aucun visage. Je crois bien que d'abord je ne m'étais pas rendu compte que tout ce monde se pressait pour me voir. D'habitude, les gens ne s'occupaient pas de ma personne. Il m'a fallu un effort pour comprendre que j'étais la cause de toute cette agitation. J'ai dit au gendarme: «Que de monde!» Il m'a répondu que c'était à cause des journaux et il m'a montré un groupe qui se tenait près d'une table sous le banc des jurés. Il m'a dit: «Les voilà.» J'ai demandé: «Qui?» et il a répété: «Les journaux.» Il connaissait l'un des journalistes qui l'a vu à ce moment et qui s'est dirigé vers nous. C'était un homme déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant. Il a serré la main du gendarme avec beaucoup de chaleur. J'ai remarqué à ce moment que tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j'avais d'être de trop, un peu comme un intrus. Pourtant, le journaliste s'est adressé à moi en souriant. Il m'a dit qu'il espérait que tout irait bien pour moi. Je l'ai remercié et il a ajouté: «Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L'été, c'est la saison creuse pour les journaux. Et il n'y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose.» Il m'a montré ensuite, dans le groupe qu'il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée, avec d'énormes lunettes cerclées de noir. Il m'a dit que c'était l'envoyé spécial d'un journal de Paris: «Il n'est pas venu pour vous, d'ailleurs. Mais comme il est chargé de rendre compte du procès du parricide, on lui a demandé de câbler votre affaire en même temps.» Là encore, j'ai failli le remercier. Mais j'ai pensé que ce serait ridicule. Il m'a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittés. Nous avons encore attendu quelques minutes. L'Etranger de Camus

« Introduction L'Étranger nous propose, dans un récit à la première personne, deux moments bien distincts de la vie du héros : avant qu'il ne commette un meurtre et après le meurtre.

La seconde partie qui nous fait assister à l'instruction et au procès marque le retour sur lui-même de Meursault aux prises avec la justice et ses formalités.

Le texte que nous allons étudier se situe au moment où le prévenu vient d'entrer dans le prétoire.

Ce sont ses notations, ses impressions et ses propos qui sont relatés ici fidèlement par lui-même, sans choix et sans apprêt, tels qu'il les enregistre dans leur succession chronologique. 1.

Un mode d'expression spontané et dépouillé Cette impression de spontanéité totale nous est, d'emblée, imposée par le style.

Les phrases se succèdent sans aucune liaison grammaticale.

Cette juxtaposition nous fait prendre nettement conscience qu'il n'y a effectivement aucun lien entre les divers points du récit.

Chaque élément nouveau fait table rase du précédent dès qu'il s'impose à son tour à l'esprit du narrateur.

L'homme se contente d'enregistrer fidèlement et passivement ses impressions.

L'extrême dépouillement des phrases s'explique et se justifie par la même raison.

Les propositions indépendantes sont nombreuses : « J'étais un peu étourdi par tout ce monde...

J'ai regardé le prétoire et je n'ai distingué aucun visage ».

Le schéma le plus fréquent est celui d'une proposition principale suivie d'une seule proposition subordonnée : « Il m'a répondu que c'était à cause des journaux.

» Les propos échangés sont l'objet d'une simple transcription.

Le plus souvent ils nous sont rapportés au style direct : « Il m'a dit : « Les voilà ».

J'ai demandé : « Qui? » et il a répété : « Les journaux ».

Quand le narrateur utilise le style indirect, ce n'est jamais pour résumer l'essentiel d'une conversation mais pour en rapporter toujours le détail.

Et, de toute évidence, il suffirait d'une transcription au style direct pour retrouver le dialogue dans son exactitude : « Il m'a dit qu'il espérait que tout irait bien pour moi...

Il m'a dit que c'était l'envoyé spécial d'un journal de Paris ».

Pourtant, au milieu de la succession de ces notations sèches il arrive parfois que la phrase prenne un peu plus d'ampleur : « J'ai remarqué à ce moment que tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club...

».

Mais l'abondance des verbes ne traduit nullement ici une complaisance de l'expression.

Elle suggère seulement avec fidélité l'animation et l'enjouement des propos échangés.

En dépit des apparences elle se limite à l'expression exacte d'une observation.

Le texte dans son ensemble garde l'allure impersonnelle et rapide d'un compte rendu presque sténographié. 2.

Un homme « étranger » au monde qui l'entoure Le caractère dépouillé de ce style ne peut manquer de surprendre le lecteur.

D'ordinaire, la forme d'un récit reflète la personnalité du narrateur, la qualité de ses réactions en face des événements dont il est le héros, les résonances de sa sensibilité.

Or, tout au long de ce texte, on ne trouve pas la moindre trace d'émotion.

Et cela paraît d'autant plus insolite que l'allure générale du passage témoigne, dans sa spontanéité, de la franchise absolue du héros qui transcrit sans réticences et comme sans contrôle tout ce qu'il enregistre.

Il faut donc admettre que contrairement au héros traditionnel de roman il ne nous révèle rien de sa personnalité.

Il n'a pas à proprement parler de visage.

Il est simplement le siège d'impressions fragmentaires notées telles qu'il les reçoit dans l'instant.

Il n'a pas de conscience apparente.

Jamais il ne réfléchit ni ne s'analyse.

Il reflète seulement avec passivité les images et les événements dont il est le témoin. Mais cette passivité est riche de signification.

Elle montre que cet homme reste étranger à ce procès qui est le sien et où il risque sa tête. Plus largement encore, il reste étranger à ce monde, à cette collectivité au sein de laquelle il vit.

Voilà pourquoi on ne décèle chez lui aucune irritation devant la curiosité dont il est l'objet.

Mieux, c'est à peine s'il en prend conscience : « Je crois bien que d'abord je ne m'étais pas rendu compte que tout le monde se pressait pour me voir ».

Il note, sans éprouver le besoin de la juger sévèrement comme elle le mériterait, cette atmosphère de mondanité qui s'installe dans le prétoire, l'attitude déplacée de ces gens qui conversaient « comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde ».

Après son entretien avec le journaliste dont le bavardage manifeste, sous la cordialité apparente et l'insignifiance des propos, une absence totale de sympathie humaine, il regrette presque de ne l'avoir pas remercié.

Bien plus son esprit est tellement détaché du spectacle qui s'offre à ses regards qu'il n'éprouve pas même la tentation de rire de certains détails ridicules.

Il ne peut s'empêcher de noter l'aspect grotesque du journaliste parisien, ce « petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée », mais il s'abstient d'en exploiter le côté caricatural.

C'est à ses yeux une notation plus exacte que drôle, une image qui s'impose à lui et sur laquelle il se garde de s'appesantir.

Tout en lui est indifférence.

Il pourrait, s'il consentait à s'analyser et à s'émouvoir, prendre à son compte ce cri de détresse qui figure dans les carnets intimes de Camus : « Que fais-je ici? à quoi riment ces gestes, ces sourires? Je ne suis pas d'ici, ni d'ailleurs, non plus ». Conclusion Cette page est donc significative à la fois de l'art de Camus et de sa pensée.

Et surtout elle met en lumière la puissance d'évocation d'un style qui s'harmonise étroitement avec la pensée.

La simplicité délibérée du style volontairement incolore qui frappe d'emblée le lecteur lui fait prendre conscience du caractère insolite du personnage.

Il a tôt fait de découvrir la richesse implicite de son insignifiance apparente, qui s'impose d'autant plus qu'elle est seulement suggérée.

Cet homme ne saisit pas la signification sociale et l'importance, dans sa propre vie, de son procès.

Il y assiste en curieux et non en accusé.

La peine de mort à laquelle il sera condamné aura pour lui cependant une réalité.

Mais il la spu-haitera entourée de la haine des assistants.

Car cette haine sera pour lui le signe de son isolement par rapport à la Société pour laquelle il demeure un « étranger ». REMARQUE On vous a dit et redit qu'une étude séparée de la forme était à proscrire et que chaque remarque sur le mode d'expression devait contribuer à l'intelligence du fond.

Vous seriez donc en droit de vous étonner de trouver ici, en désaccord avec une des règles fondamentales d'un commentaire, une étude séparée du style. Une lecture attentive du paragraphe vous permettra de constater qu'au contraire l'analyse du style n'est jamais faite ici en elle-même et pour elle-même.

Elle est orientée vers une première approche de la personnalité du narrateur dont elle permet de mettre en lumière la passivité, le détachement et l'indifférence.

Ce premier bilan va s'approfondir dans le second point consacré à l'étude du personnage.. »

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