Je suis moi-même la matière de mon livre, a dit Montaigne. Quelle idée vous faites-vous de la personnalité de l'auteur des Essais, non seulement d'après ses confidences directes, mais encore d'après la composition de son oeuvre et la qualité originale de son style ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
«Les Essais, écrivait Gustave Lanson, c'est Montaigne», et de fait peu d'œuvres littéraires nous entretiennent aussi complai-samment de leur auteur.
Il ne
nous laisse autant dire rien ignorer de son aspect physique, de ses habitudes de vie, de son caractère.
D'ailleurs, même s'il s'était montré avare de
confidences sur lui-même, la manière dont il a composé son ouvrage et la qualité originale de son style suffiraient presque à nous renseigner sur ce qu'il est.
Sa personnalité vigoureuse est partout présente dans ses écrits.
I.
MONTAIGNE PEINT PAR LUI-MÊME
Le portrait qu'il nous a légué de lui-même est aussi complet qu'on pourrait le souhaiter.
11 nous décrit par le menu son aspect physique : sa taille, qui est
petite, son visage qui est «non pas gros mais plein », et même le timbre de sa voix.
Parce qu'il a jugé bon de nous le dire, nous savons même qu'il était velu
de la poitrine et des jambes et qu'il portait d'épaisses moustaches.
Il nous renseigne sur son tempérament et sur son état de santé : il est vigoureux et
résistant, capable d'accomplir sans fatigue de longues traites à cheval mais sujet au mal de mer.
Il jouit d'une bonne denture et à cinquante-quatre ans est
encore capable de lire sans utiliser de lunettes.
Mais il souffre de la gravelle.
Il nous renseigne sur l'heure de son lever et l'heure de son coucher, sur
l'intérêt qu'il prend aux plaisirs de la table et sur ses mauvaises digestions ; nous connaissons même ses plats préférés et l'habitude qu'il prit avec l'âge de
boire du vin.
Il nous dépeint aussi son caractère.
Il est d'humeur gaie, se plaît aux conversations vives entre amis et il est franc dans ses propos.
Il n'est point avare et,
plutôt que de thésauriser en achetant des terres, il préfère dépenser son argent pour se donner du plaisir.
Loyal, il reste fidèle à ses engagements et c'est
sans doute pourquoi il en prend le moins possible.
Homme de réflexion plutôt que d'action, il n'est jamais aussi heureux que dans sa «librairie», « lisant,
réfléchissant et écrivant », mais il s'intéresse peu aux détails pratiques de l'existence : ce seigneur terrien ignore jusqu'au nom des instruments de culture
et s'en remet à ses gens pour la marche de sa maison, quitte à se faire raisonnablement gruger par eux.
Quant à l'éducation de sa fille, il la confie à sa
femme et à la gouvernante et les laisse agir à leur guise, même quand il n'approuve pas les dispositions qu'elles prennent.
Il nous entretient enfin de ses qualités intellectuelles : il a l'esprit curieux, juste et hardi mais lent.
Sa mémoire est défaillante, ce qui, dit-il, l'a rendu inapte
au mensonge.
Tel apparaît à travers le portrait qu'il trace de lui-même Michel de Montaigne.
Pourtant il n'a pas tout dit et ses réticences légères nous aident à compléter la physionomie du personnage.
Jamais il ne mentionne qu'il fut conseiller au
parlement et il n'explique pas non plus d'où est venu à sa famille ce nom d'Eyquem.
Car ce sont là des signes de son ascendance bourgeoise dont il ne tient
pas à faire étalage.
Il est trop fier de ses titres de noblesse et d'autant plus sans doute qu'ils ont été plus fraîchement acquis.
Ici perce donc un trait dont il
s'est gardé de nous entretenir : sa vanité.
II.
MONTAIGNE RÉVÉLÉ PAR LA COMPOSITION DE SON LIVRE
Mais ce portrait détaillé que Montaigne nous a laissé de lui-même, il ne s'est pas, bien entendu, préoccupé de l'organiser.
Ses confidences viennent au
hasard de sa fantaisie, se complètent ici et là selon son humeur du moment et le vagabondage capricieux de ses pensées.
Il est ennemi de toute
composition savamment ordonnée.
«Je n'aime point de tissus, écrit-il, où les liaisons et les coutures paraissent » ; nous y gagnons de le mieux connaître
car il se montre ainsi à nous en toute liberté, dans son élan et dans son jaillissement.
C 'est ainsi que s'impose à nous, dès l'abord, la marque de son esprit
équilibré.
11 mêle au gré de ses associations d'idées les souvenirs de ses multiples lectures et les souvenirs vécus.
Il exerce sa réflexion aussi volontiers
à partir des uns et des autres.
On comprend donc aisément que sa culture doit autant à la leçon de l'expérience qu'à celle des textes qu'il a lus et que cet
homme de bibliothèque est doué dans la vie quotidienne d'un don d'observation assez peu commun.
Si les chapitres des Essais sont mal construits, si le contenu en est pour l'essentiel tout différent de ce qu'en laissait prévoir le titre, c'est d'abord le signe
de sa probité intellectuelle.
Il n'entend pas emprisonner sa pensée dans le carcan d'un plan trop rigide.
Il veut la suivre dans tous ses méandres et dans
tous ses détours.
C 'est aussi sans doute l'effet de sa nonchalance naturelle, et de son humeur fantasque autant que de son esprit d'indépendance car il hait
la contrainte d'où qu'elle vienne.
De son propre aveu il s'égare « plutôt par licence que par mégarde ».
Il aime « l'allure poétique à sauts et à gambades ».
Il
éprouve une vraie joie à se laisser ainsi « rouler au vent comme font les anciens ».
Le désordre naturel de l'exposé est encore accusé par les additions
multiples qu'il a faites à son livre.
Mais il n'en a cure.
11 préfère ne jamais raturer et juxtaposer au texte primitif les réflexions nouvelles qui lui sont venues.
.Nous y gagnons de pouvoir apprécier comme d'un seul coup d'œil les nouveaux apports de ses lectures et surtout les états successifs de sa pensée.
Car
sa souple intelligence, toujours en éveil, est toujours prête à reviser ses points de vue.
C'est là sans doute le plus bel hommage que nous puissions lui
rendre à la lumière de la composition des Essais.
Jusqu'à la fin de sa vie, cette probité et cette vitalité intellectuelles restent parfaites.
Sur aucun sujet il ne
saurait avoir d'opinion définitive car, pour lui, réfléchir sur un problème c'est être sans cesse capable de tout remettre en question.
III.
MONTAIGNE RÉVÉLÉ PAR SON STYLE
L'étude du style complète, en les nuançant, les indications que nous a données sur la personnalité de l'auteur la composition de son œuvre.
La nonchalance
de l'homme s'y révèle dans le dessin sinueux de la phrase.
Montaigne répugne à découvrir de prime abord par un effort brutal l'expression définitive.
Tandis
que Pascal appréhende l'idée d'une étreinte directe, Montaigne tourne autour d'elle, à intervalles de plus en plus rapprochés.
Pour parvenir à une formule
courte et dense, il lui faut toujours bien des travaux d'approche qu'il pousse sans hâte.
Et ces formules sont aussi révélatrices de son tempérament.
Tantôt
elles manifestent par leur caractère tranchant le sursaut d'un homme épris de son indépendance et qui entend la sauvegarder : « Nous n'avons pas fait
marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement attachés l'un à l'autre.
» Tantôt elles traduisent l'agacement de l'homme qu'exaspèrent les menus
soucis quotidiens du ménage : « Ces ordinaires gouttières me mangent et m'ulcèrent.
» Tantôt enfin elles prononcent avec véhémence une condamnation
sans appel : « Fâcheuse suffisance qu'une suffisance pure livresque ! ».
Mais le plus souvent son style, plus détendu, garde un ton de bonne compagnie,
réjoui et familier dans les tournures comme dans les mots.
C 'est le parler «simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche » d'un être sociable qui se plaît à
goûter les plaisirs d'une conversation vive et pittoresque au milieu d'un groupe d'amis : « Si nous ne jouissons que de ce que nous touchons, adieu nos écus
quand ils sont en nos coffres, et nos enfants s'ils sont à la chasse.
» Souvent même cette familiarité aimable s'exprime dans le choix des images en même
temps que des mots : « On ne cesse, dit-il, de criailler à nos oreilles comme qui verserait dans un entonnoir ».
Mais la phrase peut aussi s'emplir de
pathétique.
Montaigne, qui a été obsédé depuis l'enfance par « les imaginations de la mort », exprime en une longue période haletante cette sensation de «
plongée » brutale qu'évoque sa sensibilité révoltée et l'horreur physique de son anéantissement : « Je me plonge, la tête baissée, stupidement dans la mort,
sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure qui m'engloutit d'un saut et m'étouffe en un instant d'un puissant sommeil
plein...
d'indolence.
»
CONCLUSION
Montaigne est donc bien, comme il l'a déclaré, « la matière de son livre ».
C e journal de sa vie qu'il a tenu pendant vingt années nous livre à peu près tout de
lui-même.
Ce qu'il ne dit pas explicitement, il nous le laisse deviner : ses réticences légères sont aussi révélatrices que la complaisance de ses aveux.
Si la
composition et le style des Essais nous aident encore à nuancer le portrait de l'homme, c'est qu'il l'a voulu ainsi.
Il a eu le souci de se montrer tel qu'il était
non seulement dans les choses qu'il dit mais encore dans la manière de les dire.
C ette sincérité a pu être diversement appréciée.
C ondamnée par Pascal
comme «un sot projet», elle a reçu l'approbation enthousiaste de V oltaire.
Quoi qu'il en soit, comme le dit René Pintard, son œuvre marque « dans l'histoire
de l'analyse psychologique et morale en France mieux qu'une étape importante : un véritable point de départ.
».
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