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Émile Zola, L'Assommoir, chapitre XIII.

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Émile Zola, L'Assommoir, chapitre XIII. Non, vrai, ça n'offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, se demandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir, chez les Boches, on l'accusait d'exagérer le tableau ! Ah bien ! elle n'en avait pas fait la moitié assez ! Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s'y prenait, elle ne l'oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant elle saisissait des phrases entre l'interne et le médecin. Le premier ordonnait des détails sur la nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond. Puis, le vieux monsieur chauve, pas très poli d'ailleurs, parut enfin s'apercevoir de sa présence ; et, quand l'interne lui eut dit qu'elle était la femme du malade, il se mit à l'interroger, d'un air méchant de commissaire de police. "Est-ce que le père de cet homme buvait ? - Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde... Il s'est tué en dégringolant d'un toit, un jour de ribote. - Est-ce que sa mère buvait ? - Dame ! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une goutte par-ci, une goutte par-là... Oh ! la famille est très bien !... Il y a eu un frère, mort très jeune dans des convulsions." Le médecin la regardait de son oeil perçant. Il reprit, de sa voix brutale : "Vous buvez aussi, vous ?" Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son coeur pour donner sa parole sacrée. "Vous buvez ! Prenez garde, voyez où mène la boisson... Un jour ou l'autre, vous mourrez ainsi." Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le dos. Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la poussière du paillasson avec sa redingote ; il étudia longtemps le tremblement de Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement était descendu des mains dans les pieds ; un vrai polichinelle, dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du bois. Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sous la peau ; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un instant ; puis ça s'arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiens perdus, quand ils ont froid l'hiver, sous une porte. Déjà le ventre et les épaules avaient un frémissement d'eau sur le point de bouillir. Une drôle de démolition tout de même, s'en aller en se tordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font de l'effet ! Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. Il semblait souffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d'épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant ; une bête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes. "J'ai soif, oh ! j'ai soif !" grogna-t-il continuellement. L'interne prit un pot de limonade sur une planchette et le lui donna. Il saisit le pot il deux mains, aspira goulûment une gorgée, en répandant la moitié du liquide sur lui ; mais il cracha tout de suite la gorgée, avec un dégoût furieux, en criant : "Nom de Dieu ! c'est de l'eau-de-vie !" Alors, l'interne, sur un signe du médecin, voulut lui faire boire de l'eau, sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala la gorgée, en hurlant, comme s'il avait avalé du feu. "C'est de l'eau-de-vie, nom de Dieu ! c'est de l'eau-de-vie !" Depuis la veille, tout ce qu'il buvait était de l'eau-de-vie. Ça redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait à l'empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. Il n'y avait que du poison autour de lui. La cellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter des allumettes sous son nez pour l'empester.

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