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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les visages de la vie) - Vers la mer

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les visages de la vie) - Vers la mer Comme des objets frêles, Les vaisseaux blancs semblent posés Sur la mer éternelle. Le vent futile et pur n'est que baisers ; Et les écumes, Qui doucement échouent Contre les proues, Ne sont que plumes ; Il fait dimanche sur la mer ! Telles des dames Passent, au ciel ou vers les plages, Voilures et nuages : Il fait dimanche sur la mer ; Et l'on voit luire, au loin, des rames, Barres de prismes sur la mer. Fier de moi-même et de cette heure Qui scintillait en grappes de joyaux Translucides sur l'eau, J'ai crié vêrs l'espace et sa splendeur : " Ô mer de luxe frais et de moires fleuries, Où le mouvant et vaste été Marie Sa force à la douceur et la limpidité ; Mer de clarté et de conquête, Où voyagent, de crête en crête, Sur les vagues qu'elles irisent, Les brises ; Mer de beauté sonore et de vives merveilles, Dont la rumeur bruit à mes oreilles Depuis qu'enfant j'imaginais les grèves bleues Où l'Ourse et le Centaure et le Lion des cieux Venaient boire, le soir, Là-bas, très loin, à l'autre bout du monde ; Ô mer, qui fus ma jeunesse cabrée, Ainsi que tes marées Vers les dunes aux mille crêtes, Accueille-moi, ce jour, où les eaux sont en fête ! J'aurai vécu, l'âme élargie, Sous les visages clairs, profonds, certains Qui regardent, du haut des horizons lointains, Surgir, vers leur splendeur, mon énergie. J'aurai senti les flux Unanimes des choses Me charrier en leurs métamorphoses Et m'emporter, dans leur reflux. J'aurai vécu le mont, le bois, la terre ; J'aurai versé le sang des dieux dans mes artères ; J'aurai brandi, comme un glaive exalté, Vers mon devoir, ma volonté ; Et maintenant c'est sur tes bords, ô mer suprême, Où tout se renouvelle, où tout se reproduit, Après s'être disjoint, après s'être détruit, Que je reviens pour qu'on y sème Cet univers qui fut moi-même. L'ombre se fait en moi ; l'âge s'étend Comme une ornière autour du champ Qui fut ma force en fleur et ma vaillance. Plus n'est ferme toujours ni hautaine ma lance ; L'arbre de mon orgueil reverdit moins souvent Et son feuillage boit moins largement le vent Qui passe en ouragan sur les forêts humaines. Ô mer, Je sens tarir les sources, dans mes plaines, Mais j'ai recours à toi pour l'exalter, Une fois encor, Et le grandir et le transfigurer, Mon corps, En attendant qu'on t'apporte sa mort, Pour à jamais la dissoudre en ta vie. Alors, Ô mer, tu me perdras en tes furies De renaissance et de fécondité ; Tu rouleras en tes ombres et tes lumières Ma pourriture et ma poussière ; Tu voileras sous ta beauté Toute ma cendre et tout mon deuil ; J'aurai l'immensité des forces pour cercueil Et leur travail obscur et leur ardeur occulte ; Mon être entier sera perdu, sera fondu, Dans le bassin géant de leurs tumultes, Mais renaîtra, après mille et mille ans, Vierge et divin, sauvage et clair et frissonnant, Amas subtil de matière qui pense, Moment nouveau de conscience, Flamme nouvelle de clarté, Dans les yeux d'or de l'immobile éternité ! " Comme de lumineux tombeaux, Les vaisseaux blancs semblent posés, De loin en loin, sur les plaines des eaux. Le vent subtil n'est que baisers ; Et les écumes, Qui doucement échouent Contre les proues, Ne sont que plumes : Il fait dimanche sur la mer !

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