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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les forces tumultueuses) - Le banquier

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les forces tumultueuses) - Le banquier Sur une table chargée, où les liasses abondent, Serré dans un fauteuil étroit, morne et branlant, Il griffonne menu, au long d'un papier blanc ; Mais sa pensée, elle est là-bas au bout du monde. Le Cap, Java, Ceylan vivent devant ses yeux Et l'océan d'Asie, où ses mille navires A l'Est, à l'Ouest, au Sud, au Nord, cinglent et virent Et, les voiles au clair, rentrent en des ports bleus. Et les gares qu'il édifie et les rails rouges Qu'il tord en ses forges et qu'il destine au loin A des pays d'ébène et d'ambre et de benjoin, A des déserts, où seul encor le soleil bouge ; Et ses sources de naphte et ses mines de fer Et le tumulte fou de ses banques sonores Qui grise, enfièvre, exalte, hallucine, dévore Et dont le bruit s'épand au delà de la mer ; Et les peuples dont les sénats sont ses garants ; Et ceux dont il pourrait briser les lois futiles, Si la débâcle ou la révolte étaient utiles A la marche sans fin de ses projets errants ; Et les guerres vastes dont il serait lui-même - Meurtres, rages et désespoirs - le seul vrai roi Qui rongerait, avec les dents des chiffres froids, Les noeuds tachés de sang des plus ardents problèmes Si bien qu'en son fauteuil usé, morne et branlant, Quand il griffonne, à menus traits, sur son registre, Il lie à son vouloir bourgeois le sort sinistre Et domine le monde, où corne l'effroi blanc. Oh ! l'or ! son or qu'il sème au loin, qu'il multiplie, Là-bas, dans les villes de la folie, Là-bas, dans les hameaux calmes et doux, Dans l'air et la lumière et la splendeur, partout ! Son or ailé qui s'enivre d'espace, Son or planant, son or rapace, Son or vivant, Son or dont s'éclairent et rayonnent les vents, Son or qui boit la terre, Par les pores de sa misère, Son or ardent, son or furtif, son or retors, Morceau d'espoir et de soleil - son or ! Il ignore ce qu'il possède Et si son monceau d'or excède, Par sa hauteur, les tours et les beffrois ; Il l'aime avec prudence, avec sang-froid, Avec la joie âpre et profonde D'avoir à soi, comme trésor et comme bien, Sous la garde des cieux quotidiens, Le bloc même du monde. Et les foules le méprisent, mais sont à lui. Toutes l'envient : l'or le grandit. L'universel désir et ses milliers de flammes Brûlent leur âme autant qu'ils ravagent son âme ; Il est celui qui divise le pain Miraculeux du gain. S'il les trompe, qu'importe, Chacun revient, après avoir quitté sa porte. Avec de grands remous Sa force roule en torrent fou Et bouillonne et bondit et puis entraîne - Feuilles, rameaux, cailloux et graines - Les fortunes, les épargnes et les avoirs Et jusqu'aux moindres sous que recomptent, le soir, A la lueur de leur lanterne, Les gens de ferme. Ainsi, domptant les rois et les peuples et ceux Dont la puissance pauvre, en ses coffres, expire, Du fond de son fauteuil usé, morne et boiteux, Il définit le sort des mers et des empires.

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