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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les forces tumultueuses) - Le voyage

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les forces tumultueuses) - Le voyage Je ne puis voir la mer sans rêver de voyages. Le soir se fait, un soir ami du paysage, Où les bateaux, sur le sable du port, En attendant le flux prochain, dorment encor. Oh ce premier sursaut de leurs quilles cabrées, An fouet soudain des montantes marées ! Oh ce regonflement de vie immense et lourd Et ces grands flots, oiseaux d'écume, Qui s'abattent du large, en un effroi de plumes, Et reviennent sans cesse et repartent toujours ! La mer est belle et claire et pleine de voyages. A quoi bon s'attarder près des phares du soir Et regarder le jeu tournant de leurs miroirs Réverbérer au loin des lumières trop sages ? La mer est belle et claire et pleine de voyages Et les flammes des horizons, comme des dents, Mordent le désir fou, dans chaque coeur ardent : L'inconnu est seul roi des volontés sauvages. Partez, partez, sans regarder qui vous regarde, Sans nuls adieux tristes et doux, Partez, avec le seul amour en vous De l'étendue éclatante et hagarde. Oh voir ce que personne, avec ses yeux humains, Avant vos yeux à vous, dardés et volontaires, N'a vu ! voir et surprendre et dompter un mystère Et le résoudre et tout à coup s'en revenir, Du bout des mers de la terre, Vers l'avenir, Avec les dépouilles de ce mystère Triomphales, entre les mains ! Ou bien là-bas, se frayer des chemins, A travers des forêts que la peur accapare Dieu sait vers quels tourbillonnants essaims De peuples nains, défiants et bizarres. Et pénétrer leurs moeurs, leur race et leur esprit Et surprendre leur culte et ses tortures, Pour éclairer, dans ses recoins et dans sa nuit, Toute la sournoise étrangeté de la nature ! Oh ! les torridités du Sud - ou bien encor La pâle et lucide splendeur des pôles Que le monde retient, sur ses épaules, Depuis combien de milliers d'ans, au Nord ? Dites, l'errance au loin en des ténèbres claires, Et les minuits monumentaux des gels polaires, Et l'hivernage, au fond d'un large bateau blanc, Et les étaux du froid qui font craquer ses flancs, Et la neige qui choit, comme une somnolence, Des jours, des jours, des jours, dans le total silence. Dites, agoniser là-bas, mais néanmoins, Avec son seul orgueil têtu, comme témoin, Vivre pour s'en aller - dès que le printemps rouge Aura cassé l'hiver compact qui déjà bouge - Trouer toujours plus loin ces blocs de gel uni Et rencontrer, malgré les volontés adverses, Quand même, un jour, ce chemin qui traverse, De part en part, le coeur glacé de l'infini. Je ne puis voir la mer sans rêver de voyages. Le soir se fait, un soir ami du paysage Où les bateaux, sur le sable du port, En attendant le flux prochain dorment encor... Oh ce premier sursaut de leurs quilles cabrées Aux coups de fouet soudains des montantes marées !

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