Devoir de Français

Édouard CORBIÈRE: : Le Négrier, Aventure de mer, 1832.

Extrait du document

Édouard CORBIÈRE: : Le Négrier, Aventure de mer, 1832. LE DÉPART Les circonstances de ma naissance semblèrent tracer ma vocation. J'ai reçu le jour en pleine mer, dans une traversée que mon père, vieil officier d'artillerie de marine, avait fait entreprendre, pour l'amener en France, à une jolie créole devenue sa femme pendant le séjour de sa frégate aux Gonaïves. Un frère vint au monde en même temps que moi, et du même coup de roulis; car ce fut dans la violence d'une bourrasque et au moment même où la frégate recevait le choc d'une lame effroyable que ma mère accoucha de nous, après sept mois de grossesse. En arrivant à Brest, notre destination, mon père n'eut rien de plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait gaîment le double péché de sa vieillesse. II voulut nous tenir, malgré les observations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux1, enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, qui fut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattant pendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou de boulet que le pavillon qui nous servait de lange avait reçu dans un combat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je ne pourrais faire autrement que d'être un jour une des gloires de la marine française. Les vieux marins sont superstitieux; mais leur crédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leur fierté. A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans, j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cet âge. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. II faisait les délices de ses professeurs. J'en étais le tourment. Quand on l'attaquait, je me battais pour lui, plus qu'il n'aurait voulu. Quand j'étais puni, il faisait mes pensums2, je l'aimais à ma manière, avec impétuosité et brusquerie. II me chérissait de son côté; mais son amitié, douce et caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étais l'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sa jeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste : c'était le nom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelât comme lui, Léonard. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelque chose de marin et martial. Chaque semaine nos parents nous donnaient quelques sous, que nous employions selon nos goûts différents. Auguste achetait des livres, du fruit de ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux de passage au port pour acheter, des bateliers, le plaisir de manier un aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent, je parvenais à démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiais seul aux flots que je voulais apprendre à maîtriser. [...] Je rangeais3 les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, en fumant de mon mieux un cigare détestable qui me soulevait le coeur. C'est dans ces moments que, m'abandonnant à la destinée que je me croyais promise, je rêvais avec ivresse, au bruit des vagues qui me berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les dompter ou périr au milieu d'elles. Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et aux vents de la rade de Brest, sont les seuls amusements de mon enfance que je me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaient qu'un objet : ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'un souvenir. 1. fonts baptismaux : bassin qui contient l'eau dont on se sert pour baptiser les enfants. 2. pensums : punitions sous forme de devoir écrit. 3.ranger : terme de marine (longer, passer le long de ...).

Liens utiles