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Baudelaire - Le Crépuscule du Soir

Extrait du document

O nuit! ô rafraîchissantes ténèbres! vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieure, vous êtes la délivrance d'une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté! Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre! Les lueurs roses qui traînent encore à l'horizon comme l'agonie du jour sous l'oppression victorieuse de sa nuit, les feux des candélabres qui font des taches d'un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de l'Orient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans le coeur de l'homme aux heures solennelles de la vie. Baudelaire - Le Crépuscule du Soir

« L'œuvre entière d e Baudelaire présente une unité remarquable en ce sens qu'un seul drame peut, l'expliquer et l'éclairer : celui du poète à la recherche de l'Infini, de l'Idéal, non comme une aspiration romantique vers un « au-delà » — « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie » — mais bien plutôt comme la quête de l'Essence pure dont le monde n'est qu'une apparence. C'était déjà là le double thème des Fleurs du Mal, Spleen et Idéal.

Dans les Croquis parisiens ou Petits p o è m e s e n prose, il s'affirme plus douloureusement encore dans la condition de l'artiste.

Mais un espoir de délivrance apparaît avec Le Crépuscule du soir, qui semble ainsi marquer une étape heureuse sur la route du poète, mais bien éphémère, car «Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ». En effet, loin de redouter ces « ténèbres », de leur conférer une valeur tragique, Baudelaire y aspire de toute son âme comme à une délivrance certaine des maux de la vie, de l'angoisse.

La nuit est ici symbole de liberté. Puis, après cet appel à la nuit, il se tourne vers le ciel au crépuscule, s'émeut de sa beauté et établit, entre le spectacle mouvant et coloré qu'il a sous les yeux et l'âme de l'homme, une étroite correspondance. Ce thème, semble-t-il, relie étroitement Baudelaire au Romantisme.

Les crépuscules de Chateaubriand peuvent paraître proches, déjà Musset ou Lamartine lançaient un semblable appel au crépuscule, heure propice aux amants, à la communion des âmes. Vigny lui-même, dans La Maison du berger, appelait le « crépuscule ami» pour protéger et abriter Eva. Mais Baudelaire lui donne un accent profondément original.

Le soir n'est plus pour lui un cadre, peut-être un peu conventionnel.

Il devient par la magie des « correspondances » une source rafraîchissante pour l'âme inquiète et angoissée du poète.

A cette interprétation originale s'ajoute un accent direct, sincère, que sa discrétion, cependant, éloigne des romantiques et qui, peut-être, n'en est que plus émouvant.

Puis, lorsque s'élevant à un lyrisme plus large, Baudelaire interprète le ciel, en fait véritablement la représentation visuelle de l'âme humaine, ce symbole audacieux séduit, émeut le lecteur et éveille en lui ces « rêveries ouvertes » que recherchera Mallarmé. La forme même du poème en prose confère à ces phrases une originalité pressante, car elle est plus intime, plus souple encore que la poésie, épouse le rythme même de la pensée, ce qui en fait un véritable « chant de l'âme ».

Enfin, l'art de Baudelaire est ici profondément original.

Toute l'atmosphère du poème peut être rattachée à ce mot de « fête » auquel sont reliées toutes les comparaisons, toutes les images.

Une fête qui deviendrait à la fin du poème on ne sait quelle cérémonie grave et mystérieuse, emplie de pompe et d'harmonie. On peut enfin' distinguer dans le ton une gradation qui apparaît nettement dans la disposition du poème, formé de deux paragraphes.

C'est d'abord l'appel à la nuit qui s'approche, puis la méditation devant le ciel au crépuscule qui conduit au symbole final.

Une telle composition n'a rien de rigoureux, d'artificiel ; c'est, me semble-t-il, la plus valable, car elle traduit l'évolution même de toute émotion humaine. Le p o è m e commence comme commencerait un hymne « O nuit ! », par une série d'exclamations.

Aussitôt après avoir ainsi annoncé le thème, Baudelaire interprète : « ô rafraîchissantes ténèbres ! ».

Une telle comparaison fait penser à l'expression de Mallarmé : « ce cœur qui dans la mer se trempe », il y a là même symbole de l'eau qui purifie, absout, délivre.

L'image s'explique par une étroite correspondance entre les sensations.

Puis vient l'explication de cet appel, « vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieure », fête d'autant plus intense qu'elle est « la délivrance d'une angoisse ! ».

Alors que bien souvent la nuit est un symbole de peur, de solitude douloureuse, Baudelaire, qui est une victime du « jour » symbolisant la vie humaine, en fait l'abri de sa vie « intérieure » et la venue du soir « déclenche », si l'on peut dire, l'émotion créatrice.

La phrase suivante développe ce brusque changement provoqué par la nuit.

Il oppose en une antithèse saisissante le jour dans le monde et la nuit où il est seul à seul avec lui-même, « la solitude des plaines, les labyrinthes pierreux d'une capitale » au « scintillement des étoiles, », à « l'explosion des lanternes ».

Le contraste est construit sur une opposition de lumière : les pierres ternes et le scintillement des étoiles ; de bruit : le silence d e la solitude, du labyrinthe et le pétillement des lanternes, tout ce qui suggère une atmosphère de fête, d'agitation joyeuse.

Et enfin vient l'image finale, qui résume et explique tout le début du poème : « Vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté ! ».

Une telle comparaison était annoncée par l'image de la « fête intérieure ».

L'alliance audacieuse d'un terme concret et d'une allégorie frappe l'imagination et la retient.

De plus, l'exclamation se terminant sur ce mot de liberté en indique toute l'importance.

Là est en effet le bien suprême qu'apporte la nuit et que refuse le jour.

C'est pendant la nuit que le poète échappe à toutes les contraintes qu'il évoquait dans « A quatre heures du matin », servitudes de la vie de société et solitude morale au milieu d'êtres trop différents de lui-même.

La nuit, au contraire, le laisse seul avec son âme, c'est le moment du repos et de la lucidité, c'est l'approche de l'Idéal. Après avoir ainsi appelé la nuit, appel provoqué par le crépuscule, il se tourne vers ce qui est un présage de bonheur : « Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! » Baudelaire semble ici personnifier le crépuscule sous une apparence amie ; il est vrai que le crépuscule est l'heure la plus douce du jour par ses coloris estompés, par son atmosphère, par ses bruits un peu assourdis.

Il est tendre parce qu'il annonce le repos ; c'est ici un ami.

On penserait encore à un rapprochement avec le début de La maison du berger — ce crépuscule qui « Des fleurs de la nuit entrouvre la prison ».

Mais l'évocation se fait ensuite totalement baudelairienne. Elle se présente sous la forme d'une série d'images que le poète distingue dans le ciel et qui, toutes, « imitent les sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l'homme aux heures solennelles de la vie ». On peut penser que le poète fait du soir une heure de la vie humaine, une heure pendant laquelle se décident des destinées et dans les mouvements du ciel, dans cette lutte entre le jour et la nuit, il distingue les aspirations complexes, les décisions ou les irrésolutions, les incertitudes que l'homme - éprouve avant d'accomplir un acte lourd de conséquences. Ce sont d'abord « tes tueurs rosés gui traînent encore à l'horizon », dernières de la journée et que l'obscurité va bientôt chasser, semblables, dit le poète, à « l'agonie du jour sous l'oppression victorieuse de la nuit ».

Cette image est riche de sens, elle laisse pressentir que le combat entre le jour et la nuit « victorieuse » est inégal, sur un plan humain, que la décision ou la certitude triompheront des derniers regrets. Puis l'évocation suivante, plus originale, plus somptueuse, met en scène un spectacle féerique : « les feux des candélabres qui font des taches d'un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant ».

L'atmosphère s'y fait religieuse, mystique, proche de celle d'Harmonie du soir.

Ici, de nouveau, s'affirme le triomphe de la nuit qui cache « d'un rouge opaque » les lueurs du couchant.

Ces candélabres semblent symboliser toutes les âmes isolées qui s'éveillent à la nuit, comme celle du poète, mais la comparaison vaut peut-être plus pour la liberté qu'elle laisse à l'interprétation que pour son sens étroit. La dernière et peut-être la plus belle de ces trois images montre la montée de l'obscurité derrière laquelle disparaît finalement la lumière, derrière ces « lourdes draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de l'Orient ».

Le ciel, à cette heure, est scindé en deux parties, à l'est ces « lourdes draperies », qui suggèrent l'épaisseur des ténèbres ; à l'ouest, les lueurs qui peu à peu, sont cachées par ces « draperies ».

Ici encore Baudelaire donne une interprétation originale, neuve, d'un spectacle familier, interprétation qui se fait dans le sens de l'étonnant, de l'inconnu, de l'étrange. A présent, les ténèbres entourent l'homme de leurs épaisses tentures, marquant un triomphe — mais lequel ? — dans son cœur irrésolu.

Ce p o è m e s'achève non sur la note d'enthousiasme du début, mais sur une impression de mystère, d'ambiguïté.

Q u e sont au fond ces « sentiments compliqués » ? Le poète laisse à chacun le soin d'interpréter selon sa propre personnalité. C e p o è m e n e compte peut-être pas parmi les plus connus de Baudelaire qui, bien souvent, n'est que le poète des Fleurs du Mal.

Sur un thème semblable on pourra préférer Harmonie du soir, dont la beauté plastique est peut-être plus grande, ainsi cette autre vision du soleil couchant : « le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige ». Cependant un tel poème me paraît chargé d'une émotion plus directe, plus humaine.

Et c'est là sans doute ce que je demande à la poésie.. »

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