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Anne Philipe, Le temps d'un soupir

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Le VOL D'ICARE de BREUGHEL, plein de soleil, est l'expression même de la solitude, non pas de l'égoïsme, mais de l'indifférence qui isole les hommes les uns des autres. Il a sans doute raison, ce laboureur, de tracer son sillon pendant qu'Icare se tue. Il faut que la vie continue, que le grain soit semé ou récolté pendant que d'autres meurent. Mais on souhaiterait qu'il lâche sa charrue et aille au secours de son prochain. Je me trompe peut-être et sans doute ignore-t-il qu'un homme se tue. Il en est aussi inconscient que la mer et le ciel, que les collines et les rochers. Icare meurt, non pas abandonné mais ignoré. Chacun de nous est comme ce laboureur. Chaque fois que l'on sort, on passe à côté d'un désespoir, d'une souffrance ignorée. On ne voit pas les regards implorants ni les misères de l'âme ou du corps. Je suis loin de mon prochain. Si j'en étais vraiment proche, j'abandonnerais toujours, sans même y réfléchir, ce que je suis occupée à faire, pour aller vers lui. Anne Philipe, Le temps d'un soupir, Julliard. Après avoir montré le caractère tragique de la condition humaine d'après cette page d'Anne Philipe, vous apprécierez la valeur et l'intérêt de son témoignage personnel sur ce problème, et vous direz quelle leçon nous pouvons tirer de cette riche méditation. INTRODUCTION L'irruption brutale, injustifiable, de la souffrance dans une destinée tendue vers le bonheur est la source, pour Anne Philipe, d'une interrogation sur l'amour et sur la mort. Analysant son expérience personnelle, l'auteur atteint les racines même du tragique : l'incapacité qu'elle éprouve à communiquer son propre malheur n'est-elle pas la manifestation de la condition faite à

tout homme, la solitude qui naît, non de la mauvaise volonté des êtres, mais des barrières invisibles entre lesquelles ils sont, de gré ou de force, enfermés ? Le texte littéraire, dépouillé de tout artifice, épouse ici la sérénité de la méditation.

« Le V O L D ' I C A RE de BREUGHEL, plein de soleil, est l'expression même de la solitude, non pas de l'égoïsme, mais de l'indifférence qui isole les hommes les uns des autres.

Il a sans doute raison, ce laboureur, de tracer son sillon pendant qu'Icare se tue.

Il faut que la vie continue, que le grain soit semé ou récolté pendant que d'autres meurent.

M ais on s ouhaiterait qu'il lâche sa charrue et aille au sec ours de son prochain.

Je me trompe peut-être et sans doute ignore-t-il qu'un homme se tue.

Il en est aussi inconscient que la mer et le ciel, que les collines et les roc hers.

Icare meurt, non pas abandonné mais ignoré. C hacun de nous es t comme ce laboureur.

C haque fois que l'on sort, on pass e à côté d'un désespoir, d'une souffrance ignorée.

O n ne voit pas les regards implorants ni les misères de l'âme ou du corps.

Je suis loin de mon prochain.

Si j'en étais vraiment proche, j'abandonnerais toujours, s ans même y réfléchir, ce que je suis occupée à faire, pour aller vers lui. Anne Philipe, Le temps d'un soupir, Julliard. A près avoir montré le caractère tragique de la condition humaine d'après cette page d'A nne P hilipe, vous apprécierez la valeur et l'intérêt de s on témoignage personnel sur ce problème, et vous direz quelle leçon nous pouvons tirer de cette riche méditation. INTRODUCTION L'irruption brutale, injustifiable, de la s ouffrance dans une destinée tendue vers le bonheur est la source, pour A nne P hilipe, d'une interrogation sur l'amour et sur la mort.

A nalysant son expérience personnelle, l'auteur atteint les racines même du tragique : l'incapacité qu'elle éprouve à communiquer son propre malheur n'est-elle pas la manifestation de la condition faite à tout homme, la solitude qui naît, non de la mauvaise volonté des êtres, mais des barrières invisibles entre lesquelles ils sont, de gré ou de force, enfermés ? Le texte littéraire, dépouillé de tout artifice, épouse ici la sérénité de la méditation. I.

L'ÉLÉMENT TRAGIQUE DANS TOUTE SA PURETÉ C 'est une œuvre picturale flamande : le Vol d'Icare de Breughel, qui offre à A nne P hilipe l'occasion de sa réflexion.

Le tableau évoque un mythe : l'aventure d'Icare, son dénouement n'affectent en rien la routine pesante et paisible du paysan qui laboure au premier plan.

L'image est trop riche, trop pleine ; le risque est grand que la méditation qui s 'en inspire ne perde cette densité poétique qui résiste à toute décomposition. Il n'en est rien chez A nne Philipe.

C 'est bien une correspondance qu'elle établit entre l'image et l'idée, c'est la richesse de sa personnalité qu'elle nous livre à travers son interprétation.

Le titre du tableau est en effet déconcertant, et il faut un réel effort d'attention pour discerner les deux jambes d'Icare qui disparaiss ent, au loin, dans la mer : « Icare meurt, non pas abandonné mais ignoré».

Il n'est pas l'innocent sur lequel s'acharnerait un coupable.

Le paysan aussi est innocent, bien qu'il ne se porte pas à s on secours.

Et comment acc user la passivité des choses , la splendeur indifférente du matin? Nous sommes bien au cœur du tragique : tous sont innocents, ou tous sont coupables.

Q uel que soit le verdict de l'impossible procès, le destin impose son impénétrable logique.

C omme bien souvent, la tragédie éclate dans un décor qui appelle au bonheur, entre des hommes qui n'aspirent qu'à la paix. Si la solitude d'Icare n'était due qu'à la méchanceté des hommes , nous serions en plein « pathétique », nous pourrions espérer un heureux dénouement. M ais l'homme est s eul malgré lui, et l'indifférence qu'il porte à la souffranc e d'autrui n'est pas le fruit d'un repli volontaire mais d'une myopie liée à sa condition.

La mort est l'instant de la s olitude absolue, celui qu'on ne saurait partager avec autrui, qu'on ne parvient pas seulement à imaginer : lorsqu'on pense à s a propre mort, on s'imagine paradoxalement au pied de son cadavre. C elui qui disparaît, involontairement négligé par l'inconsc ience des choses et des hommes, est irrémédiablement seul.

Et chacun de nous joue le rôle du laboureur jusqu'au jour où il tiendra celui d'Icare.

Le tableau et son interprétation littéraire nous restituent l'élément tragique dans toute sa pureté. II.

UN TÉMOIGNAGE HUMANISTE Dans la méditation d'A nne P hilipe, comme dans la tragédie, l'universel et le singulier se côtoient puis se pénètrent.

C 'est dire que toute méditation sur la mort, partant sur la vie, revêt une signification profondément humaniste.

La solitude d'Icare, celle de chaque homme, est singulière et universelle à la fois. Elle constitue l'expression fondamentale d'une condition commune.

L'indifférence même qui isole les êtres est aussi une sorte de lien mystérieux, celui-là même par lequel les destinées d'A ntigone, de P hèdre et de P olyeuc te nous concernent. C 'est c e lien qui prête toute s a valeur au témoignage d'A nne P hilipe, comme jadis aux réflexions apparemment égocentriques d'un Montaigne.

Le témoignage le plus émouvant est celui qui s'élève de l'expérience individuelle jusqu'à « la forme entière de l'humaine condition ».

Rien d'étonnant dès lors si une interrogation sur l'irréductible solitude des hommes ouvre sur le sens du « prochain », reliant le stoïcisme grec à l'exigence d'amour chrétienne.

M on prochain est précisément celui que je ne parviens pas à atteindre, c elui que j'ignore et qui, par son isolement même, me ressemble. T out témoignage sincère se méfie des mots.

La simplicité, le dépouillement auxquels s'efforce de parvenir A nne Philipe visent à peindre l'homme dans s on émouvante nudité.

Breughel n'agissait pas autrement, qui peignait inlassablement les scènes les plus quotidiennes de la vie, les travaux et les fêtes.

La poésie et la vie quotidienne fusionnent.

C 'est là encore un des grands enseignements de l'humanisme : le banal est extraordinaire et pour atteindre l'homme, il faut s'adresser à lui dans sa vie immédiate.

Rien n'est plus mystérieux que son cheminement vers la mort.

L'image, volontairement c lassique, du grain, de la récolte et de la mort, qu'utilise l'auteur, n'a pas d'autre signification. III.

L'ATTENTION ET L'INDIFFÉRENCE Si angoissés soient-ils, les propos d'A nne P hilipe n'incitent pas au désespoir.

La clarté des images, le ton paisible qu'adopte l'auteur, ne cherchent pas à exaspérer l'inquiétude du lec teur.

Nous retrouvons, là enc ore, le déroulement apparemment serein de la tragédie grecque.

Le malheur se suffit à lui-même. Et le dénouement, bien que funeste, ouvre sûr une lourde et profonde paix.

Œdipe s'achemine sans hâte et sans crainte vers les Enfers.

A nne P hilipe, de même, affirme, par-delà ses limitations , la grandeur surprenante de l'homme, même si celui-ci n'est pas, comme Icare, à la mesure de son rêve. C ar en dépit de l'indifférenc e qui isole les humains, une voie res te ouverte : celle de l'attention, de la découverte du prochain.

Telle est l'intention de Breughel qui nous invite à faire l'effort de découvrir Icare qui se noie.

C omme Breughel, A nne P hilipe nous rappelle la valeur de l'attention.

« Quel plaisir de faner ! » s 'exclamait M me de Sévigné, tandis que La Bruyère peignait sans fard l'effroyable condition des paysans; «O n ne voit pas les regards implorants, ni les mis ères de l'âme ou du corps.

» La bonne volonté ne suffît donc pas pour porter s ecours à celui qui souffre.

Encore faut-il savoir déceler cette souffrance, se porter à sa rencontre.

Nul n'est plus loin de moi que mon prochain.

La démarche est longue qui mène à sa c onnaissance et le risque est grand de passer près de lui sans le voir.

La vraie souffrance n'apparaît guère d'elle-même, tant elle est intérieure. CONCLUSION La réflexion d'A nne Philipe nous enseigne donc qu'il faut .

apprendre à voir.

Loin de la replier sur elle-même, la souffrance qu'elle a connue lui ouvre les yeux sur la mis ère de ceux qu'elle côtoyait dans l'indifférence involontaire.

Bien qu'enfermé dans ses limites, l'homme est susceptible de les reconnaître, même si, tel Icare, il aspire à les briser.

C omme l'écrit P a s c al, le fondement de sa dignité, son triomphe s ur l'immobilité écrasante des choses, tient à la conscience qu'il a de sa propre mort.. »

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