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Albert THIBAUDET, Réflexions sur le roman.

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Ceux que nous avons appelés les lecteurs de romans ne demandent au roman qu'une distraction, un rafraîchissement, un repos de la vie courante. Ils oublient facilement, leur lecture leur est sans cesse nouvelle, elle influe peu sur la matière et la substance de leur vie. La majorité du public qui lit des romans appartient à cette classe. Et d'ailleurs, à toutes les époques, presque tous les hommes ont considéré l'art comme un divertissement momentané. Mais si au lieu d'être la majorité cette classe était la totalité, l'art ne progresserait pas. Le roman en particulier se traînerait indéfiniment dans la répétition d'aventures monotones et dans la platitude. Tel fut d'ailleurs le cas du roman de chevalerie, qui sous la forme des remaniements et de la bibliothèque Bleue trouva à peu près jusqu'au XVIIIe siècle la même masse relativement épaisse de lecteurs à distraire. Les romans de Dumas et Eugène Sue, que le cinéma adopte et adapte volontiers, sont appelés à durer dans des conditions analogues. Mais si, au-dessus de ces couches tranquilles, de cette pluie régulière absorbée docilement par la terre qui l'attend, il existe un monde aérien où les nuages passent, où les pluies se forment, où les climats se créent, je veux dire celui d'une littérature vivante, c'est que les lecteurs de romans ne tiennent pas toute la place, et qu'il y a les liseurs. Les liseurs de romans, ils se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle, et qui peut saisir l'homme entier aussi profondément que les autres fins humaines. Au premier rang de ces liseurs proprement dits, il faudrait mettre l'homme que j'appellerai viveur de romans. Tout roman, toute, fiction narrative ou dramatique, est destinée plus ou moins à nous faire vivre une autre vie que la nôtre, à nous imposer et à nous suggérer la croyance en le monde créé par l'artiste. Mais il y a des degrés et dans l'oeuvre et dans le lecteur. Le degré rudimentaire, c'est la simple crédulité, qui témoigne simplement de la sottise du liseur. Par exemple, Cervantès nous montre d'honnêtes servantes qui croient à la réalité de ce qui est conté dans les romans... Cette crédulité en quelque sorte mécanique n'a rien assurément de la suggestion qui gouverne le monde de l'art et de la vie. Et cette suggestion vraie, celle qui fait le viveur de romans, l'homme qui vit les romans, qui vit romanesquement, Cervantès l'a héroïsée dans Don Quichotte. Si Don Quichotte croit que le monde des romans de chevalerie existe, ce n'est pas parce qu'il lui est garanti par le privilège officiel du libraire. C'est parce que ce monde seul répond aux aspirations de sa nature, et à son idée héroïque de l'humanité. Ce qui répond au contraire pour lui à la catégorie de l'illusoire et du faux, c'est précisément la réalité mesquine, ridicule et pratique en laquelle se résolvent toujours les magnifiques départs et les romanesques aventures, et qu'il attribue au prestige d'enchanteurs mal intentionnés. Et s'il connaît dans le monde romanesque le monde réel, c'est qu'il projette en ce monde romanesque son monde intérieur et spirituel. Pour que le roman soit vécu par le lecteur, pour que la crédibilité technique devienne suggestion vivante, deux moyens sont possibles, deux moyens inverses, dont chacun devient le principe d'une des deux formes antithétiques du roman, le côté de Don Quichotte et le côté de Sancho. Ou bien l'auteur s'élève sur un plan héroïque, déploie un vol de vie idéale, s'efforce de les suggérer au lecteur, et le lecteur, s'il y a déjà en lui quelque chose qui sympathise avec ce plan, se met en effet à vivre plus ou moins ce roman. Ou bien l'auteur suit la marche inverse, en apparence plus facile et plus sûre. Pour être bien certain que son roman sera vécu par les lecteurs, il s'inspire précisément de la vie que les lecteurs ont vécue ou sont en train de vivre, il la leur renvoie comme un miroir, et nous avons le roman dit réaliste. Le roman dès lors ne fait pas vivre une vie nouvelle à ses liseurs, mais il les aide à vivre leur vie ordinaire, il la souligne, il la détache, ou au contraire l'harmonise à un courant plus général. Mais alors, ici encore deux cas peuvent se présenter. D'un côté le réalisme à la George Eliot, de l'autre côté le réalisme à la Flaubert. Ou bien le roman fait découvrir au lecteur dans la vie la plus terne, la plus humble, les mêmes puissances de noblesse et de tragique que dans les vies les plus illustres, les plus éclatantes et les plus dramatiques : c'est la doctrine qu'a exposée Eliot dans un chapitre célèbre d'Adam Bede'. Ou bien le roman amène le lecteur à se dégonfler de ses illusions, à prendre conscience de sa misère, de son ridicule, de la misère et du ridicule de toute humanité : c'est le cas des romans de Flaubert et d'une bonne partie du roman naturaliste. Albert THIBAUDET, Réflexions sur le roman (Gallimard).

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