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ROBBE-GRILLET Alain 1922

ROBBE-GRILLET Alain 1922
Romancier et cinéaste, né à Brest. Chef d’école (ce qu’il a dû prendre à l’époque du colloque de Cerisy-la-Ville - 1971 - avec autant d’humour que Flaubert avec ses brillants seconds dans l’« école réaliste » : Ernest Feydeau et Champfleury), Alain Robbe-Grillet a fait un peu peur au public. Il est vrai qu’il a bombardé telle ou telle revue littéraire de professions de foi répétées, dont la première, Une voie pour le roman futur, remonte à 1956 (NRF du 1er juillet) ; le tout sera réuni en volume sous le titre Pour un nouveau roman (1963). Notons l’emploi de l’article indéfini « un », et non « le » nouveau roman (comme dans l’essai magistral en définitif de J. Ricardou (1973) : à l’époque où il « théorise » ainsi, dans la pratique Robbe-Grillet s’essaye à mettre debout, roman après roman, une nouvelle structure, utilisable pour lui-même, d’abord et, in petto, pour lui seul. Ce sont, de deux ans en deux ans, Les Gommes (1953), La Jalousie (1957), Dans le labyrinthe (1959), et - la même année que le film du même nom -L’Année dernière à Marienbad, « ciné roman » (1961). Nous nous arrêterons un peu sur l’œuvre qui va suivre, la sixième : La Maison de rendez-vous (1965). Et ce, en raison de l’évident parti pris du romancier de « pousser à fond » les caractéristiques majeures de son écriture dans ses précédents livres et qui sont bien plus attachantes, après tout, que les « principes » du théoricien. C’est là, tout d’abord, un livre d’images, violemment colorées; « coloriées », plutôt, et à dessein. Le quartier le plus chaud de Hong Kong, un bordel de luxe, des clients étranges comme ce vieux roi qui se balance sur un fauteuil à bascule tout en frappant le sol de sa canne ; la tenancière elle-même à la «jupe entravée, fendue jusqu'aux cuisses » ; le mystère d’un homme assassiné (ou deux, peut-être). On pense peu, ici, et l’auteur pas du tout : des « images » et non des idées. Toutes les apparences d’un récit érotique (ou fantastique ou les deux à la fois) ; ou encore, policier (c’était aussi le cas de son premier roman, Les Gommes), avec trafic de drogue, traite des blanches et « souricière » finale.
Concession au « grand public »? au lecteur tout venant? Non. Pour être sincère, à tous les publics (à vous, à moi). Mais avec, ici et là, un coup de coude complice dans les côtes du bourgeois «de haut lignage », ou de l’intellectuel « de haut goût » (vous, moi). Ainsi, l’assassiné se nomme Manneret : « Man Ray - nous souffle Alain Robbe-Grillet à l’oreille - vous voyez que nous sommes entre gens de qualité ; les objets, si chers à ma légende ; le regard qui les jauge, infaillible, seul critère de la réalité du monde ; tout cela (qui est l’ABC de ma théorie) ne tient pas, en fait ; pas plus, de toute façon, que les désuètes analyses dites psychologiques des romanciers d’hier. » De même, ce que voyait par la fenêtre le mari obsédé dans La Jalousie. De même, ce que voyait Le Voyeur, qui jouait à l’enquêteur si éperdument que, par contagion, le lecteur à son tour se mettait à s’interroger, puis à s’exalter sur ce viol (invisible). Ici, dans La Maison de rendez-vous, les personnages eux-mêmes changent, d’une page à l’autre, de vêtements; de nom aussi: Georges Marchat devient Marchand... Ava devient Éva, Ève... . Vous trouverez Manneret « chez lui » au 3e étage (euh ! non, au 8e, au 6e, au 5e...). Un verre à champagne en cristal vient se briser sur le sol ; et le lecteur, qui n’a pas toujours bonne mémoire, se demande s’il a rêvé : si la scène n’a pas déjà eu lieu dans quelque autre roman de l’auteur ou quelque autre film (L'Année dernière à Marienbad, par exemple ?) ou bien dans ce livre même, quelques pages avant ;, car (comme tel personnage chez Balzac, mais par jeu, ici, par pur plaisir poétique) Robbe-Grillet fait faire, d’une œuvre à l’autre, à de simples objets (ou au plus humble geste de ses héros) une nouvelle « apparition ». Et le résultat est le même qu’avec Balzac : le lecteur, sur le moment, reçoit comme un choc. À un moment, les personnages de l’action s’assoient, car on joue devant eux une pièce de théâtre : or cette pièce devient l’action même du roman. Ouvrez Dans le labyrinthe : le héros du roman voit sur le mur un paysage encadré, et voilà que l’action du roman se poursuit dans le tableau. On peut lire dans Lautréamont, chant VI et dernier : « T’ai-je assez crétinisé, lecteur » ; Robbe-Grillet est tout aussi diabolique dans La Maison de rendez-vous ; mais ici, bien plus que dans ses romans précédents, il soulève le voile : il laisse entrevoir à ses lecteurs sa règle secrète du jeu. Il l’a d’ailleurs avoué aux lecteurs du Monde (9 octobre 1965) : « Vous savez, il y a toujours eu de l’humour dans mes livres. »
Les lecteurs avertis — trop avertis - n’ont pas manqué de se rappeler que ce chantre d’une littérature « objectale » (le mot n’est pas de lui, mais de ses exégètes trop zélés) était entré à vingt ans à l’institut national de la recherche agronomique et qu’il avait obtenu le titre d’ingénieur (il ira plus loin, d’ailleurs, par la suite). Les mensurations précises dont il fait un des éléments - un, sans plus - de son infaillible technique d’envoûtement, lui ont valu le surnom malveillant d’« arpenteur ». Cette excellente plaisanterie doit être revue à la lumière d’une autre définition, plus positive et plus équitable, de son confrère américain John Updike (La Vie littéraire, Gallimard, 1979) : « Est-ce un effet de sa formation? de son expérience d’ingénieur? Toujours est-il qu’il y a là [il s’agit du Robbe-Grillet théoricien] une réelle compréhension de l’esprit scientifique, et de la reconversion que les vérités mises en avant par la science imposent aux postulats ancrés dans notre pensée de tous les jours ; et c’est en quoi Robbe-Grillet prend ses distances par rapport à la plupart de ses confrères. » Et cette conclusion : « Les théories de Robbe-Grillet constituent le manifeste le plus ambitieux, sur le plan esthétique, depuis le surréalisme. » Ajoutons que la théorie s’adjoint une pratique singulièrement riche, pleine, savoureuse ; et donc, en fin de compte : spontanée. Nous avons vu, dans l’œuvre prise ici en exemple (parce qu’elle est exemplaire) qu’il n'hésite pas à contredire avec joie ses chers principes dès l’instant où il s’abandonne à l’écriture proprement dite. Ainsi, à propos du roman intitulé étrangement Projet pour une révolution à New York (1970), il reconnaîtra de bonne grâce, lors du colloque de Cerisy déjà cité, que, pour un site bien précis, que ce soit Hong Kong ou New York, il pouvait « nommer une ville réelle tout en produisant par [son] propre texte une ville parfaitement imaginaire ». C’est sur cette notion de l’« imaginaire » que je voudrais insister, pour laisser au lecteur du présent dictionnaire l’impression dernière d’un écrivain-poète. La déclaration de Robbe-Grillet que je vais citer ici est extraite de sa célèbre suite d’essais Pour un nouveau roman. La scène se passe à l’époque où il écrit Le Voyeur; il est sur la côte bretonne. Des vagues, des mouettes. « Je me disais [il est à présent de retour] : Voici une bonne occasion d'observer les choses sur le vif. » Un premier mouvement de déception : il n’y avait que des rapports confus entre ces mouettes qu’il avait aperçues et « celles que j'étais en train de décrire dans mon livre; et d'autre part cela m'était bien égal. Les seules mouettes qui m'importaient à ce moment-là étaient celles qui se trouvaient dans ma tête. [...] Elles s'étaient transformées, devenant en même temps comme plus réelles, parce qu'elles étaient maintenant imaginaires ».

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