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Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : L'année terrible) - A Petite Jeanne

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Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : L'année terrible) - A Petite Jeanne Vous eûtes donc hier un an, ma bien-aimée. Contente, vous jasez, comme, sous la ramée, Au fond du nid plus tiède ouvrant de vagues yeux, Les oiseaux nouveau-nés gazouillent, tout joyeux De sentir qu'il commence à leur pousser des plumes. Jeanne, ta bouche est rose ; et dans les gros volumes Dont les images font ta joie, et que je dois, Pour te plaire, laisser chiffonner par tes doigts, On trouve de beaux vers ; mais pas un qui te vaille Quand tout ton petit corps en me voyant tressaille ; Les plus fameux auteurs n'ont rien écrit de mieux Que la pensée éclose à demi dans tes yeux, Et que ta rêverie obscure, éparse, étrange, Regardant l'homme avec l'ignorance de l'ange. Jeanne, Dieu n'est pas loin puisque vous êtes là. Ah ! vous avez un an, c'est un âge cela ! Vous êtes par moments grave, quoique ravie ; Vous êtes à l'instant céleste de la vie Où l'homme n'a pas d'ombre, où dans ses bras ouverts, Quand il tient ses parents, l'enfant tient l'univers ; Votre jeune âme vit, songe, rit, pleure, espère D'Alice votre mère à Charles votre père ; Tout l'horizon que peut contenir votre esprit Va d'elle qui vous berce à lui qui vous sourit ; Ces deux êtres pour vous à cette heure première Sont toute la caresse et toute la lumière ; Eux deux, eux seuls, ô Jeanne ; et c'est juste ; et je suis, Et j'existe, humble aïeul, parce que je vous suis ; Et vous venez, et moi je m'en vais ; et j'adore, N'ayant droit qu'à la nuit, votre droit à l'aurore. Votre blond frère George et vous, vous suffisez A mon âme, et je vois vos jeux, et c'est assez ; Et je ne veux, après mes épreuves sans nombre, Qu'un tombeau sur lequel se découpera l'ombre De vos berceaux dorés par le soleil levant. Ah ! nouvelle venue innocente, et rêvant, Vous avez pris pour naître une heure singulière ; Vous êtes, Jeanne, avec les terreurs familière ; Vous souriez devant tout un monde aux abois ; Vous faites votre bruit d'abeille dans les bois, Ô Jeanne, et vous mêlez votre charmant murmure Au grand Paris faisant sonner sa grande armure. Ah ! quand je vous entends, Jeanne, et quand je vous vois Chanter, et, me parlant avec votre humble voix, Tendre vos douces mains au-dessus de nos têtes, Il me semble que l'ombre où grondent les tempêtes Tremble et s'éloigne avec des rugissements sourds, Et que Dieu fait donner à la ville aux cent tours Désemparée ainsi qu'un navire qui sombre, Aux énormes canons gardant le rempart sombre, A l'univers qui penche et que Paris défend, Sa bénédiction par un petit enfant. Paris, 30 septembre 1870

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