Tourisme, aventure et ennui
Extrait du document
«
Introduction
Le texte de P.
Bruckner et A.
Finkielkraut (en tout cas cet extrait) apparaît de prime abord comme un persiflage à
propos d'une certaine réaction « snob » au tourisme de masse.
Remontant aux origines du phénomène et du
vocable, les auteurs analysent la mutation du contenu social et psychologique du tourisme : d'abord privilège d'une
« élite » friande d'aventures et de découvertes personnelles, pour affirmer son originalité, puis, par un devenir
progressif, habitude de masse ; un des principaux aspects de la consommation de loisirs ; un rituel de vacances,
souvent conformiste et mimétique.
Naturellement, l'extension des congés payés, d'abord ; le développement de la société de consommation, ensuite ;
l'accélération de l'information et des communications enfin, ont accentué ce phénomène.
A quoi il faudrait peut-être
ajouter la détérioration des termes de l'échange, qui rend l'Asie du Sud-Est et l'Amérique latine si accessibles aux
bourses européennes...
Quoi qu'il en soit, le tourisme de masse a engendré des lourdeurs et des inerties spécifiques
; et ce n'est plus seulement dans un accès d'humeur mondain qu'on peut affirmer : « Tout est banalisé, rabâché,
uniformisé, l'équipée individuelle s'est dégradée en déplacement grégaire...
partout c'est la planification qui règne et
l'ennui.
»
Mais, outre que les conditions de vie des sociétés Industrielles, avec leur tension nerveuse et leurs « stresses »,
rendent nécessaire la recherche (même illusoire) du dépaysement, du « changement d'air », on doit aussi se
demander si le voyage ne peut pas revêtir encore des formes personnalisées et enrichissantes.
I.
Le voyage planifié.
1.
Le désir de suivre la mode.
Les voyages se vulgarisent de plus en plus.
Agences de voyages, compagnies de transport rivalisent pour nous offrir
des « circuits » alléchants, à des prix compétitifs.
Cette mise à la portée du plus grand nombre entraîne,
évidemment, une certaine unification.
Les prestations de service tendent à se ressembler, à se conformer à un
modèle rentable, et à « cibler » les goûts supposés d'une clientèle standard.
En même temps, il est tentant de
voyager parce que « cela se fait » dans le milieu où nous vivons, pour pouvoir en parler au retour, raconter des
anecdotes, montrer des photographies ; bref, démontrer qu'on a fait comme tout le monde avec le secret espoir de
suggérer qu'on a fait mieux.
Un film d'Alain Tanner, Le Retour d'Afrique montre ainsi ironiquement un jeune couple se
terrant dans son appartement pendant toutes ses vacances, afin de « disparaître de la circulation » et de faire
croire ainsi qu'il est parti faire un « prestigieux » voyage.
Évidemment, ce genre de motivations ne correspond pas à une véritable curiosité intellectuelle, et débouche trop
souvent sur une attitude de touriste passif, de consommateur des choses réputées «à voir » en fonction de la
mode.
2.
Le refus de quitter habitudes et préjugés.
L'un des freins à la découverte personnelle peut être notre refus de quitter nos habitudes de vie bien réglées :
horaires, nourriture, confort.
Nous sommes alors davantage tentés de recourir à un modèle de voyage « tout fait ».
Mais, plus subtilement et plus gravement encore — nos préjugés peuvent fausser notre jugement et nous empêcher
d'accéder à des réalités qui nous sont inconnues, même lorsque nous nous écartons, géographiquement, des
sentiers battus.
Dans Les Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar écrit à ce propos : « Peu d'hommes aiment le
voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés.
»
3.
Une vision du monde superficielle.
Le voyage peut n'être alors qu'un déplacement stérile, si nous refusons d'admettre une vérité qui nous étonne, nous
blesse et nous remet en question ; ou si nous essayons de la déguiser sous des concepts (esthétisme, relativité des
besoins et des coutumes, pittoresque du sous-développement, « couleur locale », etc.) qui rétablissent notre
confort moral et intellectuel.
Ainsi Simone de Beauvoir, racontant dans La Force de l'Age un voyage qu'elle fit à
Naples en 1935, reconnaît que ni J.-P.
Sartre ni elle ne prirent conscience de la misère qui y régnait — et par
conséquent se laissèrent « récupérer » par l'image superficielle et les poncifs de la « koinè » touristique à propos de
la pauvreté sous le soleil : « Nous en avons senti l'horreur...
Mais nous ne l'avons pas sondée ; nous nous sommes
laissés en partie leurrer par les apparences...
Méconnaissant la profondeur de cette misère, nous avons pu aimer
certains de ses effets.
» Plus tard, lorsqu'en Grèce, des enfants leur lancent des pierres, elle reconnaît que « contre
les pierres des enfants grecs, nous avons usé du subterfuge qui nous était habituel : ces touristes que visait leur
rage, ce n'était pas vraiment nous...
Par l'étourderie et la mauvaise foi, nous nous défendions contre les réalités qui
auraient risqué d'empoisonner nos vacances ».
4.
La fuite et l'ennui.
Déjà par le passé, des moralistes ont dénoncé le voyage comme un moyen de ne pas penser à sa condition.
« J'ai
souvent découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir demeurer en repos
dans une chambre », disait Pascal.
Et il ne s'agit plus simplement
ici de réflexion éthique.
Le voyage, le dépaysement des vacances, peut être une façon de ne plus penser à votre
vie réelle, aux problèmes qui vous assaillent, à la médiocrité et à la précarité de votre décor et de vos conditions
habituelles de vie.
On peut alors considérer que le voyage pervertit sa vocation de découverte pour devenir
fondamentalement une fuite et un oubli — et non plus ceux d'une douleur passionnelle individuelle, comme pour
Frédéric Moreau se dérobant ainsi, à la fin de l'Éducation sentimentale, à l'échec de ses ambitions et à la ruine de.
»
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