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Thomas Mann

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Le 6 juin 1875, à Lübeck, se produit dans la respectable famille Mann un événement que l'usage qualifie d'heureux. On ne sait pas que Thomas sera différent. On devinera bientôt à son maintien qu'il ne faut pas trop compter sur lui pour s'occuper du négoce des grains. Mais ce rêveur ne va pas rester enfermé dans son rêve. Sa manière de vivre, c'est d'écrire. A vingt-cinq ans, il est déjà l'auteur d'un très gros roman, Les Buddenbrook, où il raconte l'histoire d'une famille, évidemment la sienne, qui a été active et prospère, et qui décline, le signe le plus certain de cette décadence étant donné par l'existence même de celui qui la juge. La société allemande de la fin du XIXe se reconnaît et fait un triomphe à sa propre histoire sans se douter que son observateur pressent et indique au cours de ce premier livre les thèmes qui domineront sa vie. Moins sensible au phénomène social qu'individuel, Thomas Mann va développer ces thèmes, les approfondir dans un petit roman, La Mort à Venise, et une longue nouvelle, Tonio Kröger, publiés à un an d'intervalle. De la fresque, nous passons au portrait. Celui de l'artiste. Thomas Mann sait qu'un homme amoureux du beau fait usage de son énergie spirituelle pour desservir plutôt que pour servir l'ordre établi et que dans une société usée les artistes se multiplient dangereusement. Tous ses écrits romanesques de cette période sont issus de l'opposition entre l'ordre bourgeois et l'anarchie créatrice. L'une et l'autre tendance étant personnifiées d'un côté par des êtres clairs, bien portants et sans problèmes, de l'autre par des écrivains qui les contemplent avec une nostalgie douloureuse, comme le touchant, le pitoyable Spinell de Tristan. "Artistes, écrit Mann, nous devons nécessairement errer, être dissolus." Chez Aschenbach, l'écrivain vieillissant de La Mort à Venise, l'égarement prendra la forme d'un jeune garçon. Dans Sang réservé, nouvelle de la même période, l'esthétisme entraîne dans une trouble langueur un frère et une sœur, unis comme beaucoup de personnages manniens par le langage secret de la musique. Et toujours la mort est présente, attirante, voluptueuse, la mort où tout devient simple et lumineux selon Schopenhauer, maître du romantisme allemand.

« Thomas Mann Le 6 juin 1875, à Lübeck, se produit dans la respectable famille Mann un événement que l'usage qualifie d'heureux.

On ne sait pas que Thomas sera différent.

On devinera bientôt à son maintien qu'il ne faut pas trop compter sur lui pour s'occuper du négoce des grains. Mais ce rêveur ne va pas rester enfermé dans son rêve.

Sa manière de vivre, c'est d'écrire.

A vingt-cinq ans, il est déjà l'auteur d'un très gros roman, Les Buddenbrook, où il raconte l'histoire d'une famille, évidemment la sienne, qui a été active et prospère, et qui décline, le signe le plus certain de cette décadence étant donné par l'existence même de celui qui la juge.

La société allemande de la fin du XIXe se reconnaît et fait un triomphe à sa propre histoire sans se douter que son observateur pressent et indique au cours de ce premier livre les thèmes qui domineront sa vie. Moins sensible au phénomène social qu'individuel, Thomas Mann va développer ces thèmes, les approfondir dans un petit roman, La Mort à Venise, et une longue nouvelle, Tonio Kröger, publiés à un an d'intervalle.

De la fresque, nous passons au portrait.

Celui de l'artiste.

Thomas Mann sait qu'un homme amoureux du beau fait usage de son énergie spirituelle pour desservir plutôt que pour servir l'ordre établi et que dans une société usée les artistes se multiplient dangereusement.

Tous ses écrits romanesques de cette période sont issus de l'opposition entre l'ordre bourgeois et l'anarchie créatrice.

L'une et l'autre tendance étant personnifiées d'un côté par des êtres clairs, bien portants et sans problèmes, de l'autre par des écrivains qui les contemplent avec une nostalgie douloureuse, comme le touchant, le pitoyable Spinell de Tristan.

"Artistes, écrit Mann, nous devons nécessairement errer, être dissolus." Chez Aschenbach, l'écrivain vieillissant de La Mort à Venise, l'égarement prendra la forme d'un jeune garçon.

Dans Sang réservé, nouvelle de la même période, l'esthétisme entraîne dans une trouble langueur un frère et une soeur, unis comme beaucoup de personnages manniens par le langage secret de la musique.

Et toujours la mort est présente, attirante, voluptueuse, la mort où tout devient simple et lumineux selon Schopenhauer, maître du romantisme allemand. A la crête de cette vague morbide se tient la Montagne Magique (1924), oeuvre si riche et si bouleversante qu'il est malaisé de la cerner en quelques mots.

L'objet de ce roman d'éducation est d'amener le héros Hans Castorp à poser et tenter de résoudre toutes les questions concernant son existence et son devenir.

L'intérêt proprement romanesque est dans le duo d'amour et de mort avec Mme Chauchat au cours de sept années passées au sanatorium.

Mais il y a aussi les conversations avec Settembrini et Naphta qui représentent les deux attitudes entre lesquelles l'humanité s'est toujours partagée : rationalisme et mysticisme.

Castorp, au bout de son expérience, arrivera à la conclusion que l'intérêt que l'on éprouve pour la maladie et la mort n'est qu'une forme de celui que l'on éprouve pour la vie. Ainsi, Thomas Mann a vécu.

Longtemps, pour notre bonheur, avec une force créatrice étonnante et constamment renouvelée.

Il y a dans les romans qui suivent comme une pacification, une sagesse après la crise de la maturité.

Le feu du commencement brûle toujours, mais on voit moins les flammes.

Soit que Mann, délivré de ses fantômes personnels, s'occupe de Dieu, un peu de haut comme d'habitude et non sans ironie.

Et il s'engage des années dans un immense effort de reconstitution biblique.

Joseph l'intéresse par son destin singulier.

N'est-il pas, d'une certaine façon, l'un des premiers artistes restés dans la mémoire humaine ? Face à des frères obtus que nulle inquiétude n'effleure, il découvre seul les lois du monde et assume après Abraham et Jacob la tâche sublime de recréer Dieu. Soit que l'essai littéraire, musical ou politique détourne provisoirement notre auteur de la fiction. Soit qu'il mêle l'un et l'autre comme dans Charlotte à Weimar.

Ce roman procède de la même recherche passionnée qui était à l'origine de la série des Joseph : la mesure du temps.

Eliezer a-t-il existé une fois ou mille fois ? se demandait le jeune Joseph.

Le Goethe de Charlotte à Weimar ne nous est pas présenté jeune et bouillant à l'époque du suicide de Werther mais aux jours sereins de la vieillesse.

Autre tentative pour saisir la durée, pour l'apprécier peut-être grâce au revoir de Goethe et de Charlotte Kestner, après quarante-quatre ans d'absence. Un conte philosophique de la même époque (1940), Les Têtes interverties, reprend sous un nouvel aspect le thème du dépassement.

Il est traité avec la légèreté ironique qui convient aux hésitations d'une belle dame, éprise de l'esprit d'un homme et du corps d'un autre. Les deux ayant été malencontreusement décapités, l'interversion de leurs têtes va peut-être permettre à l'amoureuse de parfaitement concilier la matière et l'esprit.

Dans l'atmosphère irréelle et un peu vague des légendes orientales, le prodige n'est pas exclu.

Sous nos climats, il faut que l'intervention surnaturelle soit bien voyante pour que l'être exceptionnel ait une chance d'atteindre au sublime. Thomas Mann va donc écrire son Faust.

Le Docteur Faustus n'est pas un roman de technique traditionnelle comme Les Buddenbrook ou La Montagne Magique.

La vie du musicien génial Adrian Leverkuhn, racontée par l'un de ses amis, se présente en réalité grâce à cet humaniste distingué et qu'on a voulu pédant comme une somme de la pensée mannienne.

Considérable entreprise, et qui devrait être passionnante.

Mais s'il est excitant de voir analyser l'inspiration infernale qui conduit l'Allemagne à l'hitlérisme et à l'effondrement, Leverkuhn à l'indicible et à la folie, on peut regretter que la démonstration soit pesante et ne nous épargne aucune particularité de la technique musicale.

En faisant souvent passer l'abstrait devant le concret, ce récit austère parle beaucoup à l'esprit et peu à la sensibilité. Thomas Mann semble avoir voulu se délasser d'une longue spéculation en revenant avec L'Élu à une expression plus légère et plus imagée, à un humour subtil qui est inséparable de ses grandes réussites formelles et donne une dimension supplémentaire à son univers romanesque.

Son dernier roman, Les Confessions du Chevalier d'Industrie Félix Krull, est aussi écrit avec une allégresse qui peut aller jusqu'à la farce.

Sous son apparente frivolité se cache encore une fois le secret de l'artiste, de l'être qui passe sa vie à donner le change.

Il est émouvant et singulier que Mann ait repris, peu avant sa mort survenue en 1955, une nouvelle ancienne pour en faire l'un de ses romans les plus vivants.

Que l'oeuvre soit restée elle-même inachevée n'est pas tellement mélancolique si l'on songe que Thomas Mann avait finalement faite sienne la sereine parole de Goethe : "Meurs et deviens.". »

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