Rousseau, Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques (1782)
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Rousseau, Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques (1782)
[Ce texte est extrait de la préface des Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques, intitulée « Du sujet et de la forme de cet écrit ». Après l'échec des Confessions, Rousseau reprend son entreprise de justification. Il abandonne le récit autobiographique et choisit le dialogue, plus propre, selon lui, « à discuter le pour et le contre ».]
Ce que j'avais à dire était si clair et j'en étais si pénétré que je ne puis assez m'étonner des longueurs, des redites, du verbiage et du désordre de cet écrit. Ce qui l'eût rendu vif et véhément sous la plume d'un autre est précisément ce qui l'a rendu tiède et languissant sous la mienne. C'était de moi qu'il s'agissait, et je n'ai plus trouvé pour mon propre intérêt ce zèle et cette vigueur de courage qui ne peut exalter une âme généreuse que pour la cause d'autrui. Le rôle humiliant de ma propre défense est trop au-dessous de moi, trop peu digne des sentiments qui m'animent pour que j'aime à m'en charger. Ce n'est pas, non plus, on le sentira bientôt, celui que j'ai voulu remplir ici. Mais je ne pouvais examiner la conduite du public à mon égard sans me contempler moi-même dans la position du monde la plus déplorable et la plus cruelle. Il fallait m'occuper d'idées tristes et déchirantes, de souvenirs amers et révoltants, de sentiments les moins faits pour mon coeur ; et c'est en cet état de douleur et de détresse qu'il a fallu me remettre, chaque fois que quelque nouvel outrage forçant ma répugnance m'a fait faire un nouvel effort pour reprendre cet écrit si souvent abandonné. Ne pouvant souffrir la continuité d'une occupation si douloureuse, je ne m'y suis livré que durant des moments très courts, écrivant chaque idée quand elle me venait et m'en tenant là, écrivant dix fois la même quand elle m'est venue dix fois sans me rappeler jamais ce que j'avais précédemment écrit, et ne m'en apercevant qu'à la lecture du tout, trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le dirai tout à l'heure. La colère anime quelquefois le talent, mais le dégoût et le serrement de coeur l'étouffent ; et l'on sentira mieux après m'avoir lu que c'étaient là les dispositions constantes où j'ai dû me trouver durant ce pénible travail. Une autre difficulté me l'a rendu fatigant ; c'était, forcé de parler de moi sans cesse, d'en parler avec justice et vérité, sans louange et sans dépression. Cela n'est pas difficile à un homme à qui le public rend l'honneur qui lui est dû : il est par là dispensé d'en prendre le soin lui-même. Il peut également et se taire sans s'avilir, et s'attribuer avec franchise les qualités que tout le monde reconnaît en lui. Mais celui qui se sent digne d'honneur et d'estime et que le public défigure et diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due ? Doit-il parler de lui-même avec des éloges mérités, mais généralement démentis ?
Doit-il se vanter des qualités qu'il sent en lui, mais que tout le monde refuse d'y voir ? Il y aurait moins d'orgueil que de bassesse à prostituer ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigoureuse justice, serait plutôt se dégrader que s'honorer, et ce serait bien mal connaître les hommes que de croire les ramener d'une erreur dans laquelle ils se complaisent, par de telles protestations. Un silence fier et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et eût été bien plus de mon goût ; mais il n'aurait pas rempli mon objet, et pour le remplir il fallait nécessairement que je disse de quel oeil, si j'étais un autre, je verrais un homme tel que je suis. J'ai tâché de m'acquitter équitablement et impartialement d'un si difficile devoir, sans insulter à l'incroyable aveuglement du public, sans me vanter fièrement des vertus qu'il me refuse, sans m'accuser non plus des vices que je n'ai pas et dont il lui plaît de me charger, mais en expliquant simplement ce que j'aurais déduit d'une constitution semblable à la mienne étudiée avec soin dans un autre homme. Que si l'on trouve dans mes descriptions de la retenue et de la modération, qu'on n'aille pas m'en faire un mérite. Je déclare qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus de modestie pour parler de moi beaucoup plus honorablement.
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