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Raymond Queneau, Chêne et chien, 1937.

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Raymond Queneau, Chêne et chien, 1937. Je naquis au Havre un vingt et un février en mil neuf cent et trois. Ma mère était mercière et mon père mercier : ils trépignaient de joie. Inexplicablement je connus l'injustice et fus mis un matin chez une femme avide et bête, une nourrice, qui me tendit son sein. De cette outre de lait j'ai de la peine à croire que j'en tirais festin en pressant de ma lèvre une sorte de poire, organe féminin. Et lorsque j'eus atteint cet âge respectable vingt-cinq ou vingt-six mois, repris par mes parents, je m'assis à leur table. [...] Mon père débitait des toises1 de soieries, des tonnes de boutons, des kilos d'extrafort2 et de rubanneries rangés sur des rayons. Quelques filles l'aidaient dans sa fade besogne en coupant des coupons et grimpaient à l'échelle avec nulle vergogne, en montrant leurs jupons. Ma pauvre mère avait une âme musicienne et jouait du piano; on vendait des bibis3 et de la valencienne4 au bruit de ses morceaux. Jeanne Henriette Evodie envahissaient la cave cherchant le pétrolin, sorte de sable huileux avec lequel on lave le sol du magasin. J'aidais à balayer cette matière infecte, on baissait les volets, à cheval sur un banc je criais « à perpette »5 (comprendre : éternité). Ainsi je grandissais parmi ces demoiselles en reniflant leur sueur qui fruit de leur travail perlait à leurs aisselles : je n'eus jamais de soeur. 1. toise : mesure de longueur, environ deux mètres. 2. extrafort : ruban dont on garnit intérieurement les coutures. 3. bibi : petit chapeau de femme. 4. valencienne : dentelle fine fabriquée à Valenciennes. 5. « à perpette » : familier, pour « à perpétuité ».

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