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Philippe Delerm, Les amoureux de l'Hôtel de Ville

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Philippe Delerm, Les amoureux de l'Hôtel de Ville Quelle idée avait-il eu de prétendre que c'était eux les amoureux ? Y avait-il cru un instant, ou fait semblant d'y croire ? J'en doutais. Il m'avait beaucoup appris le doute, et j'avais douté de tout, à travers lui. La photo de Doisneau prétendait au réel, et c'était un mensonge. Quelqu'un m'avait dit un jour : « On a retrouvé les amoureux du Baiser de l'Hôtel de Ville. Je croyais que c'était tes parents ? » J'avais haussé les épaules, un peu décontenancé, sans plus. Les derniers temps, je n'accréditais plus la légende que du bout des lèvres. D'ailleurs, ma mère ne s'était jamais reconnue. Elle parlait de la gourmette, des boutons du cardigan, qui ne pouvaient être les siens. Mais lui entrait alors dans une sourde colère –être amoureux de l'Hôtel de Ville semblait si important à ses yeux- et, lasse, elle concédait des « peut-être, après tout… Tu as sûrement raison… » Tous deux étaient parfaitement plausibles. Lui, avec cette allure élancée que mes cinq ans connaîtraient encore, sa coiffure si savamment folle, son sourire ironique –sur la photo, on ne voyait pas sa bouche, mais on sentait bien qu'elle pouvait blesser. Lui, avec cette aisance féline qui me pétrifiait à l'avance, me faisait le corps gourd, par un mélange d'admiration et de secrète opposition. Elle surtout, si reconnaissable dans l'infime retenue de son abandon, l'art de baisser les paupières sur ce regard gris dont la lumière au fil des ans se ferait d'abord un peu moins vive, puis glisserait vers la mélancolie. Il aurait fallu que je regarde le Baiser de l'Hôtel de Ville comma une photo de Doisneau. Je n'y parvenais pas. Certains mensonges sont plus forts que le réel. D'une certaine façon, ces deux amoureux étaient encore plus vrais de n'être pas ceux que j'avais cru y voir. De cette supercherie naïve à mes regards d'enfant, il y avait moins d'écart que d'eux-mêmes à ce qu'ils deviendraient. Toutes les photos des années cinquante m'étaient devenues, à des degrés divers, des photos de famille ? J'aurais voulu faire comme Léautaud, qui s'emparait du Neuveu de Rameau chaque fois qu'il en découvrait un exemplaire chez un bouquiniste –de peur qu'il ne tombe « en de mauvaises mains ». J'aurais dû y renoncer. Doisneau était sur tous les présentoirs, dans toutes les vitrines. Les albums noir et blanc avaient même pénétré dans la très classique librairie Minard où je travaillais. Il n'y avait rien à faire contre cette implacable organisation de la nostalgie. Et sans trop me l'avouer, j'aimais bien que mon enfance soit devenue un classique, qu'on puisse l'exposer, la vendre, que le commerce lui sourie. Tout ce dont les gens ne se soucient guère quand ils vivent, le fuyant des jours, semblant cristallisé sur ces photos. Paris des palissades, des pavés, des écoliers en sarrau, des grands espaces de Ménilmontant, des boîtes à lait, des bals du 14 juillet. La nostalgie seule ne faisait pas le vrai de ces clichés. Je me disais parfois que le charme était davantage dans l'équilibre fragile de la distance –assez loin pour me dissuader de l'idée de la reconquête, assez proches pour contenir une part de moi, ces photos étaient à juste portée. Voir une photo de Doisneau en passant, et la mémoire faisait semblant de s'éveiller, mais demeurait dans les eaux clames de sa bonne conscience : une touche de regret qui se serait bien gardée de déraper vers le remords, une ombre de mélancolie qui donnait un charme de plus au présent. Mais regarder longtemps une photo de Doisneau, c'était très dur. Une histoire qui me concernait, et dont je savais que la fin serait triste –à peu près la tragédie comme on me l'avait définie en classe. Le noir et blanc, cette rigueur qui sonnait juste, mettait les destins en relief. Le noir et blanc sur le mobilier sombre, les trottoirs, tout le monde était presque pauvre, en ce temps-là, chacun soumis au cercle de famille aussi. Les gosses dans les rues avaient des parents qui se disputaient et ne divorçaient pas. Le noir et blanc était cruel. Il m'avait rendu lâche. (…) L'époque était revenue. Plus étrange encore : les gens qui ne l'avaient pas connue s'y reconnaissaient. Les lycéens achetaient les photos de Doisneau comme ils achetaient celles de James Dean, de Marilyn. Et les amoureux s'embrassaient dans les parcs, dans les cafés, sur les trottoirs… On affichait partout mon Atlantide, et je voyais flotter un monde que je croyais si lourd –et englouti. Je doutais de plus en plus, sans cesse confronté au mensonge. Pendant longtemps je m'étais demandé : est-ce que ce sont bien eux ? Mais les questions avaient changé. Où étais-je dans tout cela ? Avais-je réellement un passé, ou seulement celui des autres à partager ?

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