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Pétrone

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"La mentalité primitive" qui faisait florès au temps où je préparais en Sorbonne mon certificat de morale et sociologie, déjà contestée alors, a maintenant fait long feu. A une époque où les progrès de la science ­ de la possibilité de désagréger la terre à la réalité des machines susceptibles "d'apprendre" ­ semblent hisser l'homme moderne à mille coudées (un peu plus haut que la tour Eiffel) au-dessus du plus récent de ses ancêtres le si ridicule et si chéri, l'homo MCM-us, ledit homme moderne étudiant ses semblables, anciens et contemporains, se persuade de l'unicité de la raison humaine, de "l'esprit humain", s'il accorde des variations dans les comportements et les réactions affectives ; d'ailleurs, s'il n'en était pas ainsi, quel besoin aurait-on de lire les classiques ? De tous les écrivains de l'Antiquité gréco-classique, il n'en est pas de plus "moderne" que Pétrone. Il pourrait entrer, et du pied droit, dans la littérature contemporaine, on le prendrait pour un des nôtres. Pour tout dire, je l'aime comme un frère (il est vrai que je suis fils unique), avec ferveur et sincérité. Sincérité, car il est très difficile d'aimer un écrivain : quelquefois on se force, ou bien on a honte d'avouer des réserves que l'on fait sur son œuvre ou sur sa vie. J'aime Pétrone comme Montaigne aime Paris, "tendrement, jusques à ses verrues et ses taches", avec cette différence que je ne lui reconnais ni taches ni verrues. Il nous a transmis le message le plus objectif et le plus hardi, le plus compréhensif et le plus dur à la fois, le plus vengeur et le plus drôle, sur cette sale époque que fut l'apogée de l'Empire Romain, que ni les Perses ni les Barbares ne surent combattre, mais que le Christianisme (une des bonnes choses qu'il ait faites) rongea du dedans jusqu'à le vider de toute substance, il est vrai qu'il n'en avait guère ­ de cette sale époque où le tyran avait moins d'esprit (naturellement) que le gladiateur. Encolpe, tout comme Spartacus, a combattu dans l'arène et c'est Néron qui est le sot.

« Pétrone "La mentalité primitive" qui faisait florès au temps où je préparais en Sorbonne mon certificat de morale et sociologie, déjà contestée alors, a maintenant fait long feu.

A une époque où les progrès de la science de la possibilité de désagréger la terre à la réalité des machines susceptibles "d'apprendre" semblent hisser l'homme moderne à mille coudées (un peu plus haut que la tour Eiffel) au-dessus du plus récent de ses ancêtres le si ridicule et si chéri, l'homo MCM-us, ledit homme moderne étudiant ses semblables, anciens et contemporains, se persuade de l'unicité de la raison humaine, de "l'esprit humain", s'il accorde des variations dans les comportements et les réactions affectives ; d'ailleurs, s'il n'en était pas ainsi, quel besoin aurait-on de lire les classiques ? De tous les écrivains de l'Antiquité gréco-classique, il n'en est pas de plus "moderne" que Pétrone.

Il pourrait entrer, et du pied droit, dans la littérature contemporaine, on le prendrait pour un des nôtres.

Pour tout dire, je l'aime comme un frère (il est vrai que je suis fils unique), avec ferveur et sincérité.

Sincérité, car il est très difficile d'aimer un écrivain : quelquefois on se force, ou bien on a honte d'avouer des réserves que l'on fait sur son oeuvre ou sur sa vie.

J'aime Pétrone comme Montaigne aime Paris, "tendrement, jusques à ses verrues et ses taches", avec cette différence que je ne lui reconnais ni taches ni verrues. Il nous a transmis le message le plus objectif et le plus hardi, le plus compréhensif et le plus dur à la fois, le plus vengeur et le plus drôle, sur cette sale époque que fut l'apogée de l'Empire Romain, que ni les Perses ni les Barbares ne surent combattre, mais que le Christianisme (une des bonnes choses qu'il ait faites) rongea du dedans jusqu'à le vider de toute substance, il est vrai qu'il n'en avait guère de cette sale époque où le tyran avait moins d'esprit (naturellement) que le gladiateur.

Encolpe, tout comme Spartacus, a combattu dans l'arène et c'est Néron qui est le sot. Cet épisode du Satyricon est perdu comme tant d'autres, on ne peut que supposer son existence, d'abord d'après le chapitre LXXXI et aussi d'après les allusions obscènes du chapitre IX ; il est à présumer cependant que, si Encolpe a été gladiateur, il a probablement eu l'esprit de ne pas se laisser pousser dans l'arène pour y combattre.

Ceci n'est qu'un exemple des nombreuses lacunes du texte actuel.

D'après le manuscrit de Trau, découvert vers 1650 (celui qui nous a révélé le Festin de Trimalcion), tout ce qui subsiste du Satyricon appartiendrait aux livres XV et XVI, ce que semble confirmer l'interpolateur de Fulgence dans le Parisinus 7975 qui rapporte au livre XIV le chapitre XX de nos éditions modernes.

On regarde en général comme suspectes toutes ces indications, je n'arrive pas à comprendre pourquoi.

Il est remarquable, d'autre part, qu'en dehors d'un manuscrit du IXe ou Xe siècle et de cinq autres des XIIe-XIIIe (tous très fragmentaires, presque une poussière de citations), on ne connaisse l'oeuvre de Pétrone que par des codices du XVe siècle.

Comment a-t-elle pu traverser plus de dix siècles, étant donné ce qu'elle est, voilà un bien grand mystère ! Et qu'il n'en subsiste que ce que nous en avons, c'en est un autre, car ce qui a disparu ne devait être que difficilement plus obscène que ce qui a été recopié par les moines au Moyen Âge, ce n'est donc pas cela qui a été éliminé. D'autre part, des épisodes comme la Matrone d'Éphèse ou le testament d'Eumolpe ont subsisté.

Or des chrétiens susceptibles auraient pu y trouver des plaisanteries sacrilèges.

Ce n'est pas non plus le latin vulgaire, le latin parlé, qui a été émondé.

Alors ? Il est difficile d'admettre que ce soit l'oeuvre d'un faussaire de la Renaissance, plus habile que Nodet et Marchena, rapidement démasqués lorsqu'ils voulurent mettre en circulation des Satyricon plus ou moins complets.

Si le Petronius Arbiter dont Tacite raconte la mort (Annales, XVI, 18-19) est bien l'auteur du Satyricon, ledit Satyricon n'est certainement pas le pamphlet qu'il écrivit après s'être ouvert les veines.

Sans aller jusqu'à penser qu'il ne nous en reste que le trente-cinquième, les plus optimistes estiment qu'il nous manque au moins les deux tiers du Satyricon, ce qui rend peu vraisemblable que ce soit l'oeuvre nocturne d'un homme qui se vide de son sang en préparant une vengeance posthume.

Il n'y a d'ailleurs là aucune difficulté : ce pamphlet, après tout, a fort bien pu exister, et d'autre part, comme l'a conjecturé M.

Ernout dans sa préface de l'édition des Belles Lettres : "Tacite a fait une énorme confusion", et c'est "par amour du pittoresque dramatique" qu'il a "attribué à la dernière nuit de Pétrone un roman depuis longtemps composé." Constamment, l'identification entre le Petronius Arbiter auteur du Satyricon, et C.

Petronius, "l'arbiter elegantiarum", "l'ami" et victime de Néron, est mise en question.

Pour le moment, il n'y a guère de raison de douter.

Ce C.

Petronius qui dormait le jour et vivait la nuit, ce débauché insouciant, ce consul énergique, ce "voluptueux raffiné" qui savoure sa propre mort et défie les puissants comme il devait mépriser le Néron, même lorsqu'il était bien en cour comment ne pas reconnaître en lui l'auteur du Satyricon ? Il y a dans ce roman, l'un des plus grands de toutes les littératures, cette connaissance de l'homme qui ne s'apprend qu'à l'aube après la nuit passée dans les "mauvais" lieux avec des rencontres de carrefour, une connaissance de l'homme qui prouve une incessante et vorace curiosité envers les moeurs littéraires aussi bien qu'envers celles des B.O.F., pour les religions à mystères comme pour les histoires de fantômes, pour l'administration des colonies romaines comme pour la législation sur les héritages chez les différentes nations (annonçant ainsi Montesquieu), une connaissance de l'homme qui s'exprime avec une grâce, une lucidité, une species simplicitatis comme dit Tacite, qui semble bien être le fait de l'ancien proconsul de Bithynie. Auteur à l'identité incertaine d'une oeuvre aux dimensions inconnues, au plan mystérieux et au sujet énigmatique, Pétrone est, comme Villon, un de ces écrivains merveilleux que l'on ne peut expliquer.

Plus fort il est fixé dans le temps et dans l'espace, plus libre il se montre.

Avec des histoires de voyous pédérastes, de prêtresses entremetteuses et de nouveaux riches orduriers, il accède d'emblée et sans conteste à la Littérature Universelle dont il demeure un des plus exaltants flambeaux.. »

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