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Pagnol, La Gloire de mon père.

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Pagnol, La Gloire de mon père. C'est parce qu'il était sorti, lui aussi, dans un bon rang, que la déhiscence de la promotion ne l'avait pas projeté trop loin de Marseille, et qu'il était tombé à Aubagne. C'était une bourgade de dix mille habitants, nichée sur les coteaux de la vallée de l'Huveaune, et traversée par la route poudreuse qui allait de Marseille à Toulon. On y cuisait des tuiles, des briques et des cruches, on y bourrait des boudins et des andouilles, on y tannait, en sept ans de fosse, des cuirs inusables. On y fabriquait aussi des santons coloriés, qui sont les petits personnages des crèches de la Noël. Mon père, qui s'appelait Joseph, était alors un jeune homme brun, de taille médiocre, sans être petit. Il avait un nez assez important, mais parfaitement droit, et fort heureusement raccourci par sa moustache et ses lunettes, dont les verres ovales étaient cerclés d'un mince fil d'acier. Sa voix était grave et plaisante et ses cheveux, d'un noir bleuté, ondulaient naturellement les jours de pluie. Il rencontra un jour une petite couturière brune qui s'appelait Augustine, et il la trouva si jolie qu'il l'épousa aussitôt. Je n'ai jamais su comment ils s'étaient connus, car on ne parlait pas de ces choses-là à la maison. D'autre part, je ne leur ai jamais rien demandé à ce sujet, car je n'imaginais ni leur jeunesse ni leur enfance. L'âge de mon père, c'était vingt-cinq ans de plus que moi, et ça n'a jamais changé. Ils étaient mon père et ma mère, de toute éternité, et pour toujours. Je sais seulement qu'Augustine fut éblouie par la rencontre de ce jeune homme à l'air sérieux, qui tirait si bien aux boules, et qui gagnait infailliblement cinquante-quatre francs par mois. Elle renonça donc à coudre pour les autres, et s'installa dans un appartement d'autant plus agréable qu'on n'en payait pas le loyer. Dans les mois qui précédèrent ma naissance, comme elle n'avait que dix-neuf ans – et elle les eut toute sa vie – elle conçut de graves inquiétudes, et déclara en sanglotant que son bébé ne naîtrait jamais, parce qu'elle "sentait bien qu'elle ne savait pas le faire". Mon père essaya de la raisonner. Mais alors, elle disait, furieuse : "Quand je pense que c'est toi qui m'as fait ça !" Et elle fondait en larmes. Quand le survenant se mit à bouger, elle eut des accès de fou rire, entre deux crises de sanglots. Effrayé par ce comportement déraisonnable, mon père appela au secours sa sœur aînée. C'était elle qui l'avait élevé. Elle était (naturellement) directrice d'école à La Ciotat, et célibataire. La grande sœur fut tout à fait ravie, et décida qu'il fallait sur-le-champ installer ma mère chez elle, sur le bord de la mer latine : ce qui fut fait le soir même.

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