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Molière

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Des grands écrivains représentatifs de l'art dramatique classique, le plus proprement français est sans doute Racine ; Molière est le plus certainement universel. Il est malaisé à un Français de faire partager l'admiration qu'il a pour Racine à des étrangers, à moins qu'il ne s'agisse d'étrangers déjà francisés, déjà acclimatés dans notre culture ; en France même, il demande des lecteurs ou des spectateurs privilégiés, des oreilles et des esprits sensibilisés par l'éducation littéraire : on n'imagine guère Bérénice jouée sur des tréteaux de village. Molière parle pour tout le monde, pour les enfants et pour les hommes, pour le public français et pour celui de tous les pays, de toutes les races, pour les gens du goût le plus difficile et pour la foule, pour son époque et pour la nôtre. On n'imagine pas qu'il puisse exister des hommes pour qui deux et deux ne fassent pas quatre. On n'imagine guère mieux qu'il en puisse exister pour qui soient lettre morte la drôlerie de Molière, la pitié de Molière, la cruauté de Molière, la générosité de Molière. Il est pleinement de son siècle, dont il manifeste en même temps le puissant équilibre, la raison un peu lourde, le respect pour les valeurs établies, et l'angoisse secrète, la fermentation prodigieuse, la fièvre révolutionnaire, la modernité. Il se fait dans ses comédies le champion du sens commun et des idées reçues, mais il raille la Cour, ridiculise la Faculté, inquiète l'Église. Il a contracté avec les opinions de l'individu moyen cette alliance sans laquelle il n'est pas de succès possible pour un auteur comique ­ l'auteur a besoin de la complicité du public ­ et pourtant, il y a dans son théâtre une liberté d'allure, une âpreté corrosive qui nous étonnent encore aujourd'hui. Il y a en lui quelque chose d'inquiétant et de contradictoire : c'est tout juste s'il ne nous demande pas d'approuver la plate et vulgaire philosophie de son bonhomme Chrysale, mais il nous a laissé avec son Don Juan la plus hautaine, la plus énigmatique, la plus fascinante figure du défi métaphysique qu'on ait mise sur le théâtre. Il nous invite à rire avec lui de son Alceste, mais on ne peut pas ne pas penser qu'il éprouve pour celui dont il nous demande de rire et dont il rit lui-même une sympathie secrète, une pitié profonde, et l'on a pu dire que le Misanthrope était la condamnation d'un monde où Alceste était ridicule. Arnolphe lui-même... Sans doute Molière tourne en dérision, avec un plaisir évident, le féroce désir de chair fraîche de ce quinquagénaire égoïste et libidineux. Il n'empêche qu'Arnolphe souffre "La souffrance, allez-vous dire, n'est jamais ridicule" Mais la grandeur de Molière est de savoir que la souffrance et le ridicule peuvent aller ensemble, au théâtre comme dans le monde. Son Arnolphe devient de plus en plus ridicule à mesure qu'il souffre davantage, de plus en plus ridicule et de plus en plus pitoyable en même temps : "Riez, nous dit Molière. Mon métier est de vous faire rire ; et ce que je vous montre est risible ; mais n'oubliez pas que ce dont vous riez, c'est l'homme, c'est vous, c'est moi, ­ c'est moi, car je suis Arnolphe et mon Agnès s'appelle Armande, car je suis Alceste et ma Célimène s'appelle Armande." La grandeur de Molière est dans cette pitié qui reste dure, dans cette satire qui laisse entrevoir la gravité des problèmes et la détresse des coeurs à travers le burlesque, mais pourtant se refuse à l'attendrissement. Nous sentons la pitié de Molière, nous sentons la souffrance de Molière, mais nous sentons aussi son courage : "J'étais prêt à me laisser aller, mais rassurez-vous. Je ne vais pas vous assombrir. Je n'oublie pas que nous sommes au théâtre, et que mon métier est de vous y donner la comédie."

« Molière Des grands écrivains représentatifs de l'art dramatique classique, le plus proprement français est sans doute Racine ; Molière est le plus certainement universel.

Il est malaisé à un Français de faire partager l'admiration qu'il a pour Racine à des étrangers, à moins qu'il ne s'agisse d'étrangers déjà francisés, déjà acclimatés dans notre culture ; en France même, il demande des lecteurs ou des spectateurs privilégiés, des oreilles et des esprits sensibilisés par l'éducation littéraire : on n'imagine guère Bérénice jouée sur des tréteaux de village.

Molière parle pour tout le monde, pour les enfants et pour les hommes, pour le public français et pour celui de tous les pays, de toutes les races, pour les gens du goût le plus difficile et pour la foule, pour son époque et pour la nôtre.

On n'imagine pas qu'il puisse exister des hommes pour qui deux et deux ne fassent pas quatre.

On n'imagine guère mieux qu'il en puisse exister pour qui soient lettre morte la drôlerie de Molière, la pitié de Molière, la cruauté de Molière, la générosité de Molière. Il est pleinement de son siècle, dont il manifeste en même temps le puissant équilibre, la raison un peu lourde, le respect pour les valeurs établies, et l'angoisse secrète, la fermentation prodigieuse, la fièvre révolutionnaire, la modernité.

Il se fait dans ses comédies le champion du sens commun et des idées reçues, mais il raille la Cour, ridiculise la Faculté, inquiète l'Église.

Il a contracté avec les opinions de l'individu moyen cette alliance sans laquelle il n'est pas de succès possible pour un auteur comique l'auteur a besoin de la complicité du public et pourtant, il y a dans son théâtre une liberté d'allure, une âpreté corrosive qui nous étonnent encore aujourd'hui.

Il y a en lui quelque chose d'inquiétant et de contradictoire : c'est tout juste s'il ne nous demande pas d'approuver la plate et vulgaire philosophie de son bonhomme Chrysale, mais il nous a laissé avec son Don Juan la plus hautaine, la plus énigmatique, la plus fascinante figure du défi métaphysique qu'on ait mise sur le théâtre.

Il nous invite à rire avec lui de son Alceste, mais on ne peut pas ne pas penser qu'il éprouve pour celui dont il nous demande de rire et dont il rit lui-même une sympathie secrète, une pitié profonde, et l'on a pu dire que le Misanthrope était la condamnation d'un monde où Alceste était ridicule.

Arnolphe lui-même...

Sans doute Molière tourne en dérision, avec un plaisir évident, le féroce désir de chair fraîche de ce quinquagénaire égoïste et libidineux.

Il n'empêche qu'Arnolphe souffre "La souffrance, allez-vous dire, n'est jamais ridicule" Mais la grandeur de Molière est de savoir que la souffrance et le ridicule peuvent aller ensemble, au théâtre comme dans le monde.

Son Arnolphe devient de plus en plus ridicule à mesure qu'il souffre davantage, de plus en plus ridicule et de plus en plus pitoyable en même temps : "Riez, nous dit Molière.

Mon métier est de vous faire rire ; et ce que je vous montre est risible ; mais n'oubliez pas que ce dont vous riez, c'est l'homme, c'est vous, c'est moi, c'est moi, car je suis Arnolphe et mon Agnès s'appelle Armande, car je suis Alceste et ma Célimène s'appelle Armande." La grandeur de Molière est dans cette pitié qui reste dure, dans cette satire qui laisse entrevoir la gravité des problèmes et la détresse des coeurs à travers le burlesque, mais pourtant se refuse à l'attendrissement.

Nous sentons la pitié de Molière, nous sentons la souffrance de Molière, mais nous sentons aussi son courage : "J'étais prêt à me laisser aller, mais rassurez-vous.

Je ne vais pas vous assombrir. Je n'oublie pas que nous sommes au théâtre, et que mon métier est de vous y donner la comédie." Cette "mâle gaîté, si triste et si profonde", a écrit de la gaîté de Molière un des critiques les plus perspicaces et le plus grand dramaturge de l'ère romantique Cette mâle gaîté est certes ce que Molière, auteur comique, doit donner à son public.

Là est son métier.

Là est ce qu'on attend de lui.

Là est le moyen de faire vivre la troupe de comédiens dont Molière est responsable et à l'égard de laquelle cet honnête homme n'oubliera jamais ses responsabilités.

Là est le secret du succès, de la faveur du roi, de la défense contre tous ceux que la verve corrosive de l'auteur de Tartufe ameutera contre lui.

Mais là est aussi le masque.

A trois siècles de distance, à une époque où il est de bon ton de tout dire, jusqu'au scandale, jusqu'à l'obscénité, jusqu'à l'exhibition, où il faut déconcerter, effrayer ou choquer pour séduire, la joyeuse et féroce liberté de Molière nous étonne encore, et il nous paraît presque inconcevable qu'au milieu du XVIIe siècle, qu'à l'époque où le visage de l'homme fut, nous semble-t-il, le plus composé, le plus compassé, où le style d'une noble solennité guindait les démarches de la vie sociale et couvrait d'un manteau d'apparat et de respect les audaces des idées et les désordres des moeurs, le rire de Molière ait été possible.

Mais ne nous faisons-nous pas du XVIIe siècle une idée un peu trop simple ? N'oublions-nous pas un peu trop volontiers le tumulte de passions et la fièvre d'idées qui brûlaient sous la surface noblement impassible de la civilisation louis-quatorzienne ? Le XVIIe siècle, c'est le siècle de la splendide ordonnance de Versailles, sans doute, de l'harmonie classique, sans doute, de l'unité monarchique, sans doute, de l'orthodoxie catholique triomphant des hérésies, de l'austérité de la fin du règne, de Mme de Maintenon, de Bossuet, de Mme de Sévigné qui est encore "en représentation" jusque dans ses lettres les plus intimes.

Mais c'est aussi le siècle des libertins, de l'insolence princière des derniers féodaux, de Retz, de Saint-Simon, des plus audacieux de nos poèmes érotiques, d'une fièvre intellectuelle qui se nourrit aux découvertes toutes fraîches de la science et aux périlleuses expériences de la magie, des grandes aventurières et des célèbres empoisonneuses ; le XVIIe siècle est celui qui a mis en mouvement la terre dans le ciel et le sang dans les artères de l'homme, celui qui commence par Galilée et qui finit par Newton.

Il est celui de la ruine des vieilles disciplines, de l'écroulement du dogme aristotélicien ; de la naissance de la physique mathématique.

Il est, ce siècle de la hiérarchie et de la discipline, celui où les écrivains et les philosophes ont conçu et proposé aux hommes les plus orgueilleuses, les plus prométhéennes figures de l'individu solitaire, ne prenant qu'en lui seul le principe de sa force et de sa connaissance, défiant le destin et risquant la damnation de façon consciente et délibérée : celui des héros cornéliens, celui du Cogito, celui du Don Juan de Molière.

Il est celui de la formidable révolution cartésienne, par laquelle un homme, un seul homme a décidé de faire table rase de tout l'héritage millénaire du savoir humain, de trouver en lui-même le principe et la méthode d'une nouvelle vérité, de faire de sa propre personne le centre de l'univers, de plier la nature à l'empire de sa raison et de lancer l'humanité entière la conquête de l'univers Il est le siècle de la plus hautaine et de la plus vigoureuse liberté intellectuelle.

Il est le siècle des héros de l'esprit, des novateurs, des créateurs. »

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