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Maupassant - Une vie

Extrait du document

Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots qui semblaient dormir sous les étoiles. Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se répandaient. Un jasmin grimpé autour des fenêtres d'en bas exhalait continuellement son haleine pénétrante qui se mêlait à l'odeur plus légère des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs. La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer ; et le repos de la campagne la calma comme un bain frais. Toutes les bêtes qui s'éveillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la tranquillité des nuits, emplissaient les demi-ténèbres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient point fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres ; des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille ; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosée ou le sable des chemins déserts. Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone. Il semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein de murmures comme cette soirée claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l'entourait. Une affinité l'unissait à cette poésie vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur. Et elle se mit à rêver d'amour. Maupassant - Une vie.

« Dans ce texte, extrait de l'ouvrage intitulé Une vie, Guy de Maupassant nous fait assister à la transformation d'un coeur.

mélancolique, en un coeur heureux et plein d'espoir, c'est la nature qui, grâce à ses merveilleux pouvoirs, va accomplir ce tour de magie... En lisant ce texte, personne ne peut s'empêcher de penser à Rousseau, aux Confessions et aux Rêveries du promeneur solitaire.

Je pense en particulier à un passage du livre IV des Confessions dans lequel Rousseau nous raconte une nuit passée à la belle étoile, en pleine campagne.

Il est facile de deviner que Jeanne, le personnage de ce texte, se trouve au départ dans un état d'âme assez lamentable ou que du moins elle vient, dans les passages qui précèdent cet extrait, de subir des épreuves qui l'ont en quelque sorte placée dans un état d'agitation que l'on devine grâce à une indication de l'auteur à la ligne neuf : « Et le repos de la campagne la calma comme un bain frais.

» Cet état d'agitation de Jeanne n'est pas décrit dans ce texte.

Il rappelle, encore une fois, la « déprime » dans laquelle était plongé Rousseau juste avant la nuit qu'il allait passer dans la nature.

L'agitation de Jeanne ne nous étant pas expliquée, on peut peut-être imaginer qu'il s'agit d'une déception d'ordre sentimental, ce qui rapprocherait ce texte encore plus de celui de Rousseau, sa déception ayant été d'abord sentimentale, puisqu'il avait entrepris un voyage pour retrouver Madame d e Warens (il ne faut pas oublier non plus que Rousseau était aussi dans une situation financière déplorable). Si les situations des personnages — Jeanne et Rousseau — se ressemblent, il n'en est pas de même pour la structure des deux textes.

Alors que le texte de Rousseau se présentait sous la forme d'un « sonnet » en prose, le texte de Maupassant repose sur une structure assez originale : des paragraphes composés d'une seule phrase alternent avec des paragraphes plus longs.

Guy de Maupassant a aussi utilisé les changements fréquents de sujets (soit Jeanne, soit les fleurs, Ifs parfums, les animaux) qui donnent au lecteur l'impression d'un échange constant, d'une correspondance continuelle entre Jeanne et la nature, de sorte que l'on ne retrouve pas un seul mais deux personnages dans ce texte : Jeanne et la Nature. Tout d'abord, l'auteur nous décrit par l'intermédiaire des yeux de Jeanne le spectacle qui s'offre à sa vue.

C'est une mer immense, « la longue surface » qui à la manière d'un animal se repose.

Cette mer est calme, l'auteur personnifie les flots en leur accordant le verbe « dormir ».

C'est une vue d'ensemble que nous offre l'auteur en nous montrant le ciel qui surplombe ce paysage, un ciel étoilé : c'est donc la nuit. Dans cette première phrase le temps du verbe attribué à Jeanne, « regardait », et celui du verbe attribué aux flots, donc à la Nature, « semblaient dormir », est le même ; c'est un imparfait qui indique une idée d'unité entre Jeanne et la Nature ; Jeanne fait partie de cette nature comme Rousseau faisait partie du décor de campagne dans lequel il se promenait.

Cette phrase indique une idée d'infini au début du texte ; peu à peu la description se précise.

La mer, le ciel étaient les éléments d'un décor de second plan pour Jeanne (« au loin », ligne un).

Dès le second paragraphe, le premier plan apparaît, se laisse distinguer par les yeux de Jeanne.

Ce sont maintenant les sens de Jeanne qui sont alertés.

L'auteur fait entrer en jeu les parfums qui flottent ou qui sont apportés.

Ces parfums sont de deux sortes, soit légers : « Un jasmin...

exhalait continuellement son haleine pénétrante...

se mêlait à l'odeur plus légère des feuilles naissantes », soit lourds : « les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.

» Cette évocation des parfums, placée en premier lieu dans la description de la nature, n'est pas sans rappeler le poème de Baudelaire, Correspondances.

On remarque dans ce deuxième paragraphe, tout d'abord, une précision sur la nature de la nuit : « soleil absent », nature qui va se préciser tout au long du texte, c'est une nuit assez claire : demi-ténèbres », présence de la lune, « soirée claire », « molle blancheur de la nuit » ; ensuite, on s'aperçoit très nettement que l'auteur insiste sur la vie de la nature en la personnifiant encore dans ce paragraphe : « les senteurs de la terre se répandaient », « un jasmin grimpé...

exhalait...

», l'emploi des verbes exhaler, mêler, passer, apporter ; des mots comme haleine, naissantes (vie), sueur.

Un certain sentiment de lenteur domine ce paragraphe, sentiment renforcé par le rythme lent et les sonorités en « ant », « ent », « apaisement », « soleil absent », « senteurs », « se répandaient », « continuellement », « pénétrante », « naissantes », « lentes », « apportant ». Le paragraphe suivant nous montre l'attitude de Jeanne, une attitude plutôt passive, elle « s'abandonne » au bonheur de res-pirer.

La tranquillité de la campagne, évoquée jusqu'ici par des mots comme « apaisement », « repos » puis plus loin par « tranquillité des nuits », « agitation silencieuse », envahit complètement Jeanne et son agitation se laisse apaiser par le silence et la fraîcheur de la nuit.

L'expression « comme un bain frais » est renforcée par les allitérations de « r » de cette phrase qui apportent une note de fraîcheur dans le texte. C'est au paragraphe de la ligne dix que l'auteur commence à parler des animaux.

C e sont pour la plupart des bêtes silencieu-ses, nocturnes, un peu effrayées : « agitation silencieuse », « qui s'éveillent quand vient le soir ».

Je pense qu'ici l'auteur a voulu faire une comparaison entre Jeanne et ces animaux qui se cachent, qui veulent passer inaperçus, qui essaient de faire le moins de bruit possible : « agitation silencieuse » (sorte d'opposition entre ces deux mots qui montre bien le désir de se cacher des animaux et donc de Jeanne).

On remarque dans ce paragraphe l'espèce d'anonymat de ces animaux, aucun n'est nommé ; on ne les devine que grâce à leurs déplacements : « courses muettes » joue le même rôle qu' « agitation silencieuse ». L'auteur parle d'un désir de cacher « leur existence obscure », ce désir est sans doute celui de Jeanne avant la transformation qu'elle va subir à la fin du texte.

Jeanne souffre peut-être d'isolement, de solitude et c'est la nature qui va lui tenir compagnie, tout comme Rousseau qui, lui, il faut le dire, aime assez la solitude puisqu'elle lui permet de vivre selon ses propres goûts.

La solitude de Jeanne est indiquée dans ce texte, je pense, par des mots comme « déserts ». A ce paragraphe évoquant la fuite et le silence des animaux presque anonymes, vient s'opposer une phrase dont les seuls sujets sont des crapauds.

Il existe des bêtes, donc, qui ne respectent pas le silence de leurs semblables mais qui peut-être, pour oublier leur « mélancolie », ont besoin, eux, de s'exprimer, de pousser leur cri, (« seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone ») à l'opposé des animaux qui gardent en eux leur chagrin, qui ne peuvent que le cacher au fond de leur coeur. A la fin du texte, on se demande si Jeanne va comme les bêtes nocturnes rester silencieuse ou bien si comme le font les crapauds elle va agir, essayer de sortir de sa peine ! Dès la première ligne du dernier paragraphe, il se passe vraiment quelque chose en elle ; son coeur se met à espérer, à « murmurer ».

Il y a eu changement entre les lignes huit, neuf et les lignes dix-huit et dix-neuf (passage du passé simple à l'imparfait), changement accentué par un passage du verbe comme « s'abandonner » à des verbes d'action comme « fourmillant », « courir », « palpiter ».

Jeanne va peut-être agir ! Elle veut agir.

Elle est envahie par des désirs de toute sorte, des espoirs qui lui semblent trop inimaginables (« surhumains », « insaisissables »), elle entrevoit le bonheur, tout près, là ! Elle n'a qu'à faire un geste.

Et ce geste, cet espoir, cette solution lui seront accordés, car c'est le rêve qui va lui ouvrir toutes les portes et lui expliquer tous les mystères. La nature a donc agi sur Jeanne à la manière d'un calmant, d'une drogue.

Pour oublier elle a besoin de la nature comme le poète de Tristan Corbière ou l'auteur de Baudelaire a besoin de sa pipe. Comme Rousseau elle retrouve dans la nature la preuve de son existence.

La « poésie vivante » lui fait redécouvrir les beautés de la vie, ou du moins lui fait oublier les horreurs de la vie, en lui donnant un moyen de pénétrer dans le monde de l'imagination : le rêve.

Pour Jeanne, et l'auteur le précise dans sa dernière phrase, la « poésie vivante », c'est-à-dire la nature, lui apporte le bonheur par l'intermédiaire du rêve, et ce bonheur tant espéré c'est l'amour : « Et elle se mit à rêver d'amour...

». »

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