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Marie BASHKIRTSEFF (1858-1884), Journal, 1884

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Marie BASHKIRTSEFF (1858-1884), Journal, 1884 [Jeune peintre russe avide de gloire et de reconnaissance artistique, Marie Bashkirtseff est devenue célèbre grâce surtout à son journal intime écrit en français et publié après sa mort précoce.] A quoi bon mentir et poser ? Oui, il est évident que j'ai le désir, sinon l'espoir, de rester sur cette terre, par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j'espère rester comme une grande artiste : mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut être autre chose qu'intéressant. - Mais puisque je parle de publicité, cette idée qu'on me lira a peut-être gâté, c'est-à-dire anéanti, le seul mérite d'un tel livre ? Eh bien ! non. - D'abord j'ai écrit longuement sans songer à être lue, et ensuite c'est justement parce que j'espère être lue que je suis absolument sincère. Si ce livre n'est pas l'exacte, l'absolue, la stricte vérité, il n'a pas raison d'être. Non seulement je dis tout le temps ce que je pense, mais je n'ai jamais songé un seul instant à dissimuler ce qui pourrait me paraître ridicule ou désavantageux pour moi. - Du reste, je me crois trop admirable pour me censurer. Vous pouvez donc être certains, charitables lecteurs, que je m'étale dans ces pages tout entière. Moi comme intérêt, c'est peut-être mince pour vous, mais ne pensez pas que c'est moi, pensez que c'est un être humain qui vous raconte toutes ses impressions depuis l'enfance. C'est très intéressant comme document humain. Demandez à M. Zola et même à M. de Goncourt, et même à Maupassant ! [...] Si j'allais mourir comme cela, subitement, prise d'une maladie !... Je ne saurai peut-être pas si je suis en danger; on me le cachera et, après ma mort, on fouillera dans mes tiroirs; on trouvera mon journal, ma famille le détruira après l'avoir lu et il ne restera bientôt plus rien de moi, rien... rien... rien !... C'est ce qui m'a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d'ambition, souffrir, pleurer, combattre et, au bout, l'oubli !... l'oubli... comme si je n'avais jamais existé. Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera les naturalistes; c'est toujours curieux, la vie d'une femme, jour par jour, sans pose, comme si personne au monde ne devait la lire et en même temps avec l'intention d'être lue; car je suis bien sûre qu'on me trouvera sympathique... et je dis tout, tout, tout. Sans cela, à quoi bon ? Du reste, cela se verra bien que je dis tout... Journal, préface, Paris 1er Mai 1884.

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