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Mallarmé, Lettre à Zola

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Mallarmé, Lettre à Zola. [Lettre que Mallarmé adressa à Zola, à réception de l'Assommoir, lettre qui vaut bien des critiques de l'oeuvre.] Mon cher confrère, Je viens de relire d'un trait l'Assommoir qui me manquait chaque dimanche en recevant la République des Lettres, depuis quelque temps. L'impression causée par chacun des morceaux était profonde ; combien plus l'est celle du livre entier ! Merci doublement puisque c'est dans un exemplaire envoyé par vous que j'ai eu la joie de vous relire. Voilà une bien grande oeuvre ; et digne d'une époque où la vérité devient la forme populaire de la beauté ! Ceux qui vous accusent de n'avoir pas écrit pour le peuple se trompent dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien ; vous en avez trouvé un qui est moderne, c'est tout. La fin sombre du livre et votre admirable tentative linguistique, grâce à laquelle tant de modes d'expression souvent ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires puisqu'ils arrivent à nous faire sourire ou presque pleurer, nous lettrés ! cela m'émeut au dernier point ; est-ce chez moi disposition naturelle toutefois, ou réussite peut-être plus difficile encore de votre part, je ne sais ? mais le début du roman reste jusqu'à présent la portion que je préfère. La simplicité si prodigieusement sincère des descriptions de Coupeau travaillant ou de l'atelier de la femme me tiennent sous un charme que n'arrivent point à me faire oublier les tristesses finales : c'est quelque chose d'absolument nouveau dont vous avez doté la littérature, que ces pages si tranquilles qui se tournent comme les jours d'une vie. Si je vous avais parlé au risque de vous ennuyer pendant une heure ou deux de tout ce que j'admire dans ce gros tome, je me laisserais aller à dire ensuite que la merveilleuse bataille du lavoir me paraît un peu un hors-d'oeuvre, ou sortir du caractère de Gervaise et que Nana passe peut-être sans transition visible de la gamine vicieuse et chétive à la belle fille qu'elle devient ; mais vous auriez si beau jeu de me répondre, que je n'insiste pas. Un rien ; entre de pures fautes d'impression, j'ai relevé un lapsus d'oeil ou de plume qui vous amusera : celui-ci, page 264, ligne dixième " Entre Goujet tout noir, les deux femmes semblaient deux cocottes mouchetées ". Or c'est lui qui était entre elles deux ; n'est-ce pas ? Vous me pardonnez, en faveur de vieilles manies de bibliophile, que j'ai eues ; cela vous prouve simplement qu'on vous a lu avec soin. Je suis, dans beaucoup de journaux, avec la joie qu'éprouve tout homme devant un déni de justice ancien, enfin réparé (car on finira par reparler de la Curée, de la Faute de l'abbé Mouret, etc., à propos de votre grand succès d'aujourd'hui), le revirement de la Critique à votre égard. Cela devait arriver, vous n'en doutiez pas vous-même. Au revoir ; recevez-vous toujours (sauf les soirs de premières) le jeudi ? Je serais bien heureux d'aller vous serrer la main chaleureusement : d'autant plus que j'ai par hasard si froid aux doigts de l'endroit où je vous écris ce bout de bilet à la hâte, que je cesse [...]. J'ai retrouvé un exemplaire du Corbeau que je vous porterai, de la part de Manet que vous aimez et de moi qui vous aime. Très solitaire et travaillant beaucoup, je ne vous ai vu nulle part, depuis longtemps ; je vous lis, par exemple, dans le numéro du Bien public de chaque dimanche : et nous avons sur cet autre terrain, les planches théâtrales, sinon la même visée, du moins les mêmes aversions. Bien à vous, Stéphane Mallarmé 87, rue de Rome.

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