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M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (1951)

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M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (1951) [La lettre adressée par l'empereur Hadrien au jeune Marc-Aurèle, qu'il a choisi comme son successeur, commence par un compte-rendu d'une visite récente faite à son médecin Hermogène. Au début de la deuxième séquence, Hadrien avise son destinataire que son dessein s'est modifié en cours d'écriture.] Peu à peu, cette lettre commencée pour t'informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d'un homme qui n'a plus l'énergie nécessaire pour s'appliquer longuement aux affaires d'État, la méditation écrite d'un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j'ai formé projet de te raconter ma vie. À coup sûr, j'ai composé l'an dernier un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J'y ai menti le moins possible. L'intérêt public et la décence m'ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j'entends exposer ici n'est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l'est qu'au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m'attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t'instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j'ai choisis moi-même, t'ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j'espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l'État. Je t'offre ici comme correctif un récit dépourvu d'idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l'expérience d'un seul homme qui est moi-même. J'ignore à quelles conclusions ce récit m'entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir. Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes. J'ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit, bien que ces derniers soient réputés frivoles, et je leur dois peut-être plus d'informations que je n'en ai recueilli dans les situations assez variées de ma propre vie. La lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m'ont appris à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m'a éclairci les livres. Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères.

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