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Lucrèce

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Le grand Lucrèce, esprit sain, raison offensive, intelligence cosmique, n'en incarne pas moins ce monstre romantique moderne que l'on appelle un Poète Maudit, comme le fut Rimbaud, ou, dernier en date, Artaud. Ses contemporains plus jeunes, auxquels son génie a servi : Virgile, Horace, ne l'ont pas nommé, ayant secrètement horreur de son impiété ; mais la malédiction qu'il porte est autrement grave que la méconnaissance et le silence, car il s'agit d'une fatalité intérieure qui l'aurait dévoré lui-même et poussé au suicide. En vérité, on en est réduit à des conjectures ; mais les conjectures, ici, agitent de lourdes draperies tragiques. Nous ne possédons qu'un texte biographique sur Lucrèce, composé plus de quatre cents ans après sa mort par un Père de l'Église, saint Jérôme. Après avoir bu un philtre d'amour qui lui fit perdre la raison, il écrivit quelques ouvrages dans les intervalles de sa folie, et se tua, de sa propre main, à quarante-quatre ans. Ovide évoque les sorcières expertes en bouillons d'herbes magiques, en liquides de cavales en chaleur. Et Horace dit de Canidie, sa maîtresse, qu'elle tirait des philtres du sang d'un petit enfant enterré vivant. Au cas où philtre il y eût, l'important serait de savoir si l'on fit boire le philtre au poète à son insu, ainsi qu'il advint pour Tristan et Iseut, ou s'il le but volontairement, s'il le commanda lui-même. Bref, l'intérêt est mieux qu'historique : psychique. On peut se demander si l'amour ne laissait pas à Lucrèce une impression d'incomplétude allant jusqu'à l'angoisse. Il était dès lors logique qu'en épicurien sévère il cherchât, par un philtre approprié, beaucoup moins à se donner une volupté qu'à éviter la souffrance, point essentiel de la doctrine.

« Lucrèce Le grand Lucrèce, esprit sain, raison offensive, intelligence cosmique, n'en incarne pas moins ce monstre romantique moderne que l'on appelle un Poète Maudit, comme le fut Rimbaud, ou, dernier en date, Artaud.

Ses contemporains plus jeunes, auxquels son génie a servi : Virgile, Horace, ne l'ont pas nommé, ayant secrètement horreur de son impiété ; mais la malédiction qu'il porte est autrement grave que la méconnaissance et le silence, car il s'agit d'une fatalité intérieure qui l'aurait dévoré lui-même et poussé au suicide.

En vérité, on en est réduit à des conjectures ; mais les conjectures, ici, agitent de lourdes draperies tragiques. Nous ne possédons qu'un texte biographique sur Lucrèce, composé plus de quatre cents ans après sa mort par un Père de l'Église, saint Jérôme.

Après avoir bu un philtre d'amour qui lui fit perdre la raison, il écrivit quelques ouvrages dans les intervalles de sa folie, et se tua, de sa propre main, à quarante-quatre ans. Ovide évoque les sorcières expertes en bouillons d'herbes magiques, en liquides de cavales en chaleur.

Et Horace dit de Canidie, sa maîtresse, qu'elle tirait des philtres du sang d'un petit enfant enterré vivant. Au cas où philtre il y eût, l'important serait de savoir si l'on fit boire le philtre au poète à son insu, ainsi qu'il advint pour Tristan et Iseut, ou s'il le but volontairement, s'il le commanda lui-même.

Bref, l'intérêt est mieux qu'historique : psychique.

On peut se demander si l'amour ne laissait pas à Lucrèce une impression d'incomplétude allant jusqu'à l'angoisse.

Il était dès lors logique qu'en épicurien sévère il cherchât, par un philtre approprié, beaucoup moins à se donner une volupté qu'à éviter la souffrance, point essentiel de la doctrine. Bien que le De Natura n'ait rien qui ressemble à une confession ou à un journal intime, c'est pourtant lui qu'il faut interroger.

On n'y a pas manqué.

Dès qu'il s'agit d'un dérangement dans les rouages subtils de l'amour ou que l'horloge sonne la névrose, on trouve toujours, au XXe siècle, un psychanalyste de service.

Un grand psychiatre et un lettré, le docteur Logre, a étudié l'Anxiété de Lucrèce dans un livre remarquable qu'on ne peut négliger, moins pour en adopter toutes les conclusions que pour voir les vers du poète latin prendre une physionomie nouvelle à la faveur des lumières sourdes, des feux de fouille étranges de la psychanalyse. Lucrèce est naturellement affligé du complexe œdipien, comme l'est César qui, en Espagne, rêve d'amour incestueux avec sa mère, comme nous le sommes tous, si bien que ce ne serait pas la peine d'en parler, s'il n'y avait pas, pour quelques-uns, une liquidation difficile du complexe. Il est curieux de voir un poète combattre la religion mythologique de son époque et, en même temps, placer son œuvre sous le signe de Vénus ! Pure clause de style ? Mais le style n'est-il pas déjà l'homme même.

Un examen attentif montre en effet que Lucrèce, loin de saluer en Vénus une froide allégorie, ou la classique déesse des amants "normaux", épanche en elle à son insu la sensibilité refoulée d'un fils vers une mère-amante.

A son insu, répétons-le, puisque l'amant qui vient dans le poème visiter Vénus est un dieu guerrier et superbement viril : Mars, le vainqueur.

Or Lucrèce fait de ce fringant, de ce terrible, de ce hussard, un blessé d'amour, un partenaire en posture de suppliant ! Voyez son comportement amoureux.

Mars au lieu de prendre Vénus sur ses genoux, comme pour la mieux chambrer, s'assied au contraire sur les genoux de Vénus, dans son giron, In gremius.

Là, penchant le profil fin de sa nuque, il repaît en silence ses regards avides.

Étrange silence d'extase de la part d'un technicien des foudres ! Il bée en elle (inhians in te) et suspend son souffle au sien, exactement comme un enfant se suspendrait à la mamelle. Aussi la psychanalyse ne manque pas de vraisemblance quand elle nous parle de fixation à la mère et donc d'amour inassouvissable.

D'autant mieux qu'à cette attitude d'un Mars infantile, correspond l'attitude enveloppante, câlinante, d'une Vénus maternelle : Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto Circumfusa super, suaves ex ore loquellas Funde... Combien Montaigne eût admiré davantage encore cet intraduisible circumfusa super (...déesse qui fuses et circumfuses, et planes, autour et sur ce blotti de ton corps sacré...) s'il l'avait su signifiant, dans l'inconscient de Lucrèce, la remise au cocon, l'éternel retour à la liquidité de l'amnios où le fœtus comme l'esprit flotte sur les eaux ! "Une union si intime, dit le docteur Logre, ne peut être réalisée physiologiquement que dans la vie intra-utérine, et spirituellement que dans certains états de communion et d'extase plus ou moins mystique." N'est-ce pas la dérision même du Poète Maudit que de représenter le Rationalisme de son temps, d'être le père des matérialistes d'aujourd'hui et de se comporter comme un mystique qui s'ignore ? La vraie malédiction pour lui est sa posture amoureuse jamais satisfaite, qui engendre sa névrose profonde.

Il nous parle des vains efforts de l'amour pour arriver à ses fins ; mais à quelles fins ? Toujours les mêmes tant que l'oubli psychique qui le relie à la mère n'est pas tranché : ...

les aliments absorbés par notre corps y trouvent place et nous rassasient.

Mais d'un beau visage aux joues en. »

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