Devoir de Français

Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CII

Extrait du document

Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CII LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE [Mme de Tourvel vient d'avouer à son amie son amour pour Valmont et l'informe de son départ, décision à laquelle il lui est difficile de se soumettre.] Je m'y soumettrai sans doute, il vaut mieux mourir que de vivre coupable. Déjà, je le sens, je ne le suis que trop; je n'ai sauvé que ma sagesse, la vertu s'est évanouie. Faut-il vous l'avouer, ce qui me reste encore, je le dois à sa générosité. Enivrée du plaisir de le voir, de l'entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j'étais sans puissance et sans force; à peine m'en restait-il pour combattre, je n'en avais plus pour résister; je frémissais de mon danger, sans pouvoir le fuir. Hé bien! il a vu ma peine, et il a eu pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas ? Je lui dois bien plus que la vie. Ah ! si en restant auprès de lui je n'avais à trembler que pour elle, ne croyez pas que jamais je consentisse à m'éloigner. Que m'est-elle sans lui, ne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? Condamnée à faire éternellement son malheur et le mien; à n'oser ni me plaindre, ni le consoler; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur. Vivre ainsi n'est-ce pas mourir mille fois ? Voilà pourtant quel va être mon sort. Je le supporterai cependant, j'en aurai le courage. Ô vous, que je choisis pour ma mère, recevez-en le serment ! Recevez aussi celui que je fais de ne vous dérober aucune de mes actions; recevez-le, je vous en conjure; je vous le demande comme un secours dont j'ai besoin: ainsi, engagée à vous dire tout, je m'accoutumerai à me croire toujours en votre présence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais, sans doute, je ne consentirai à rougir à vos yeux; et retenue par ce frein puissant, tandis que je chérirai en vous l'indulgente amie, confidente de ma faiblesse, j'y honorerai encore l'Ange tutélaire qui me sauvera de la honte. C'est bien en éprouver assez que d'avoir à faire cette demande. Fatal effet d'une présomptueuse confiance! pourquoi n'ai-je pas redouté plus tôt ce penchant que j'ai senti naître? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré le maîtriser ou le vaincre ? Insensée ! je connaissais bien peu l'amour ! Ah ! si je l'avais combattu avec plus de soin, peut-être eût-il pris moins d'empire! peut-être alors ce départ n'eût pas été nécessaire; ou même, en me soumettant à ce parti douloureux, j'aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu'il eût suffi de rendre moins fréquente ! Mais tout perdre à la fois ! et pour jamais ! Ô mon amie !... Mais quoi ! même en vous écrivant, je m'égare encore dans des vœux criminels. Ah ! partons, partons, et que du moins ces torts involontaires soient expiés par mes sacrifices. Adieu, ma respectable amie; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi pour telle; et soyez sûre que, malgré ma faiblesse, j'aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix. De ..., ce 3 octobre 17**, à une heure du matin.

Liens utiles