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Jean-Paul Sartre

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"Qu’il écrive ou qu'il travaille à la chaîne, qu'il choisisse une femme ou une cravate, l'homme manifeste : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c'est le monde qu'il manifeste." (Présentation des Temps modernes.) Si l'homme est, par nature, un "manifestant", la littérature qui l'exprime ne peut se proposer d'autre tâche que de dire cette manifestation, à tous ses niveaux : il n'est pas de genre inférieur ni d'activité humaine insignifiante. "Un seul projet nous animait : tout embrasser et témoigner de tout", écrit Simone de Beauvoir. L'œuvre de Sartre, véhémente, volumineuse, prolixe parfois jusqu'au désordre, prend sa source dans ce projet. Au début, le romancier se borne à constater. Le sujet de la Nausée est la découverte que fait Roquentin, dans un jardin public, de l'absurdité de l'existence : tout ce qui existe ­ la nature, les choses, l'homme même ­ est "de trop". Prolifération molle, indistincte, écœurante, que nous nous efforçons de dissimuler sous le masque d'un univers ordonné, d'une société sûre d'elle-même. En vérité, ni l'homme ni le monde ne sont. Ils existent simplement, sans but et sans raison. L'être, que Roquentin et son amie Anny avaient cru rencontrer dans certains moments "parfaits", ne peut pas nous être donné réellement ; il ne se manifeste que dans la fiction. Roman du roman en même temps que de la condition humaine, la Nausée s'achève ainsi sur une justification timide de l'art. S'il y a "péché d'exister", le salut ne serait-il pas de faire une œuvre, et par exemple d'écrire ? La tentation esthétique ne retiendra pas Sartre longtemps parce que c'est une tentation de fuite. Dans l'Etre et le Néant (publié en 1943, mais commencé dès avant la guerre), s'annonce une autre philosophie dont le maître mot est "liberté". A "l'en-soi" massif, opaque, contingent de la chose, Sartre oppose le "pour-soi" de la conscience qui est ce qu'elle n'est pas, qui ne peut jamais coïncider avec elle-même, qui existe comme manque et dans ce manque se choisit. La décision libre par laquelle l'homme, niant perpétuellement l'en-soi, s'annonce à lui-même comme conscience, fait apparaître tout le donné ­ notre place, notre entour, notre passé, notre prochain ­ comme "situation" à changer. Le but ultime de ce changement est l'impossible réconciliation du pour-soi et de l'en-soi : derrière toutes les ambitions humaines, des plus vulgaires aux plus hautes, se cache le projet d'être Dieu. Passion indéracinable, mais inutile. L'analyse ontologique, qui nous mène au seuil de la valeur, nous découvre en même temps que toutes les valeurs se valent. Comme tirer de là une règle d'action ? La dernière phrase de l'Etre et le Néant annonçait un traité de morale qui n'a jamais paru. Mais la vie de Sartre, autant que la suite de son œuvre, peut tenir lieu de réponse.

« Jean-Paul Sartre "Qu'il écrive ou qu'il travaille à la chaîne, qu'il choisisse une femme ou une cravate, l'homme manifeste : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c'est le monde qu'il manifeste." (Présentation des Temps modernes.) Si l'homme est, par nature, un "manifestant", la littérature qui l'exprime ne peut se proposer d'autre tâche que de dire cette manifestation, à tous ses niveaux : il n'est pas de genre inférieur ni d'activité humaine insignifiante.

"Un seul projet nous animait : tout embrasser et témoigner de tout", écrit Simone de Beauvoir.

L'oeuvre de Sartre, véhémente, volumineuse, prolixe parfois jusqu'au désordre, prend sa source dans ce projet. Au début, le romancier se borne à constater.

Le sujet de la Nausée est la découverte que fait Roquentin, dans un jardin public, de l'absurdité de l'existence : tout ce qui existe la nature, les choses, l'homme même est "de trop".

Prolifération molle, indistincte, écoeurante, que nous nous efforçons de dissimuler sous le masque d'un univers ordonné, d'une société sûre d'elle-même.

En vérité, ni l'homme ni le monde ne sont.

Ils existent simplement, sans but et sans raison.

L'être, que Roquentin et son amie Anny avaient cru rencontrer dans certains moments "parfaits", ne peut pas nous être donné réellement ; il ne se manifeste que dans la fiction.

Roman du roman en même temps que de la condition humaine, la Nausée s'achève ainsi sur une justification timide de l'art.

S'il y a "péché d'exister", le salut ne serait-il pas de faire une oeuvre, et par exemple d'écrire ? La tentation esthétique ne retiendra pas Sartre longtemps parce que c'est une tentation de fuite.

Dans l'Etre et le Néant (publié en 1943, mais commencé dès avant la guerre), s'annonce une autre philosophie dont le maître mot est "liberté".

A "l'en-soi" massif, opaque, contingent de la chose, Sartre oppose le "pour-soi" de la conscience qui est ce qu'elle n'est pas, qui ne peut jamais coïncider avec ellemême, qui existe comme manque et dans ce manque se choisit.

La décision libre par laquelle l'homme, niant perpétuellement l'en-soi, s'annonce à lui-même comme conscience, fait apparaître tout le donné notre place, notre entour, notre passé, notre prochain comme "situation" à changer.

Le but ultime de ce changement est l'impossible réconciliation du pour-soi et de l'en-soi : derrière toutes les ambitions humaines, des plus vulgaires aux plus hautes, se cache le projet d'être Dieu.

Passion indéracinable, mais inutile.

L'analyse ontologique, qui nous mène au seuil de la valeur, nous découvre en même temps que toutes les valeurs se valent.

Comme tirer de là une règle d'action ? La dernière phrase de l'Etre et le Néant annonçait un traité de morale qui n'a jamais paru.

Mais la vie de Sartre, autant que la suite de son oeuvre, peut tenir lieu de réponse. Jusqu'à la guerre, la politique n'avait guère intéressé Sartre.

A partir de 1945, elle va se trouver au centre de ses préoccupations.

Le fondateur des Temps modernes définit ainsi le programme de la revue : "Notre intention est de concourir à produire certains changements dans la société qui nous entoure." Nous voilà loin de Roquentin, semble-t-il.

Moins qu'il ne paraît.

D'abord parce que le premier Sartrecelui de la Nausée, du Mur, exégète cruel et inlassable des rapports privés s'il tend à s'effacer de plus en plus derrière l'homme public, ne disparaît pas complètement.

Qu'il parle de Baudelaire, de Genêt, ou du Tintoret, qu'il analyse sans complaisance (et parfois avec un certain masochisme) sa propre évolution, dans les hommages à Nizan et à Merleau-Ponty, qu'il mette en scène tel ou tel monstre théâtral, et nous retrouvons le Sartre mal pensant, visionnaire qu'on peut qualifier de morbide, à condition d'admettre qu'il n'est guère, en littérature, de grand créateur qui ne le soit.

Ensuite parce qu'il n'y a pas rupture, mais approfondissement entre la philosophie de l'Etre et le Néant et celle de la Critique.

L'idée d'"engagement" qui apparaît dans les essais des années 1945-1950 exprime moins un choix qu'une évidence.

Parce que notre sort est de "manifester", nous engageons dans tous nos actes l'univers entier.

Nous répondons pour tous les autres hommes.

Mais si nous répondons d'eux, il faut bien que de quelque manière nous soyons solidaires d'eux, ou plus précisément puisque les hommes se combattent et que l'histoire est le produit de ce combat que nous soyons "avec" certains hommes contre d'autres, que nous prenions parti.

Le "scandale de la pluralité des consciences", dénoncé dans l'Etre et le Néant, ne saurait être l'ultima ratio de nos rapports avec autrui.

L'engagement assumé librement implique une compromission la possibilité et l'obligation, pour le pour-soi, d'accéder à une conscience plus large, de passer du sujet au "groupe". Le sentiment de la solidarité, chez Sartre, est venu d'abord, la théorie ensuite.

Dans la France de 1946 appauvrie par la guerre mais riche d'espérances politiques et sociales, l'équipe des Temps modernes décide de contribuer par ses moyens propres (qui sont : témoigner, réfléchir, attaquer) à la transformation d'une société anarchique et injuste.

Il n'est pas besoin de rappeler ici les avatars de cette lutte ni d'épiloguer sur la dégradation progressive d'une belle promesse.

Le fait est que les échecs, les déceptions, loin d'inciter Sartre à un repli prudent où sa gloire d'écrivain aurait tout à gagner, le poussent au contraire à s'engager davantage.

Parce que la société française ne change pas, il se rapproche, puis s'éloigne du communisme, et tourne finalement ses espérances en un monde plus humain vers ceux-là même que la condition la plus inhumaine oblige à une lutte implacable, à une contestation radicale : les Indochinois, les Algériens. Restait à tirer la leçon théorique d'une expérience dont Sartre connaît mieux que quiconque les limites et les faiblesses.

C'est à quoi s'applique la Critique de la raison dialectique (1960).

Vingt ans après l'Etre et le Néant, cet énorme traité tente de combler le fossé qui séparait initialement l'existentialisme du marxisme et l'individu de l'histoire.

Dans le premier volume (le seul paru à ce jour), Sartre montre comment la praxis individuelle se heurte dès l'abord à l'obstacle de la "rareté" ; comment la rareté conditionne tous les rapports humains, définissant un champ social de conflits où l'homme, aliéné par son propre travail, prisonnier du "pratico-inerte", ne connaît d'autre loi de rassemblement que l'extériorité neutre de la "série" ; comment, pour échapper à cette aliénation et reprendre en quelque sorte à leur compte la multiplicité sérielle, les individus sont amenés à se constituer en "groupes", liés par serment et conjuguant des libertés singulières au service d'une praxis commune ; comment, enfin, les étapes de cette praxis et l'évolution de l'ensemble mouvant de groupes et de séries que l'on appelle "société" déterminent une "histoire", dont le second volume analysera les moments essentiels et dévoilera la signification profonde. On voit le lien qui unit les thèses de la Critique à celles de l'Etre et le Néant.

Aujourd'hui comme hier, la philosophie de Sartre reste une philosophie du sujet.

Mais le sujet n'est plus défini seulement comme liberté : il est aussi et simultanément saisi comme produit.

On voit enfin comment ce projet ambitieux se relie souterrainement aux premières intuitions de la Nausée.

Chaque livre de Sartre, chacun de ses engagements peuvent être considérés comme des réponses au défi jeté par un monde où l'on est toujours de "trop" comme une façon d'habiller "l'effrayante et obscène nudité" de l'existence.

Sartre ou l'anti-nature.

Mais refuser la nature, c'est dire oui à un monde habitable par tous les hommes et l'on pourrait conclure aussi bien, plus justement encore : Sartre ou la générosité.. »

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